Chef-d’œuvre du xxe siècle et conclusion d’un cycle constitué de trois romans, dont Solal et Mangeclous qui le précèdent, Belle du Seigneur s’impose comme une vaste illustration d’un amour passionné, mais condamné.
Le roman d’Albert Cohen s’inscrit dans un contexte d’entre-deux-guerres, au moment de l’ascension du nazisme en Europe. Adrien Deume, époux d’Ariane d’Auble, aspire à gravir les échelons au sein de la Société des Nations et voue une admiration sans borne à Solal des Solal, son supérieur. Celui-ci s’éprend d’Ariane, qu’il séduit et avec qui il vit une intense liaison. Les amants finiront par fuir la Suisse, après avoir révélé la vérité à Adrien, assouvissant le désir qui les conduira à la déchéance, puis à la mort.
Belle du Seigneur se conçoit comme un roman choral, alternant les focalisations. Il use de la technique du flux de conscience (stream of consciousness[1]), qui constitue une incursion au cœur du psychisme des personnages. Ainsi, les pensées d’Ariane, par exemple, peuvent s’étendre sur une section dépourvue de ponctuation, invitant le lecteur dans l’intimité de son esprit.
DÉSIR ET SEXUALITÉ
Dans Belle du Seigneur, il existe un décalage entre le moment qui précède la séduction d’Ariane par Solal et le pan du récit qui la suit. Il semblerait qu’une fois le désir assouvi et la liaison consommée, bien que cela s’étende sur un laps de temps relativement long, la relation qu’entretiennent Ariane et Solal se voit rapidement vouée à l’échec. Le désir intense et passionné éprouvé par les personnages ne connaît pas d’évolution vers un amour tendre et pérenne, mais culmine au contraire dans la violence, le mensonge et la morbidité. Faut-il alors aimer comme dans Belle du Seigneur ? Rappelons-nous les principes et les idéaux de Solal, qui, même de façon grotesque, va jusqu’à se travestir pour tenter de séduire une première fois Ariane, loin des sentiments que pourraient susciter en elle son physique. Une première fois alors dans l’ouvrage, et ce, dès les premières pages, le stéréotype de l’amour aveugle — qui n’aurait rien de charnel — vole en éclats. Justement, Solal séduit finalement sa belle à grand renfort de ce qu’il qualifie de « babouineries », c’est-à-dire une sorte de parade amoureuse qui n’aurait selon lui d’autre visée que celle de l’accouplement.
Décrite dans sa relation conjugale comme relativement peu intéressée par la sexualité, il est toutefois bon de préciser que la prude Ariane se métamorphose au contact de Solal, pour qui elle éprouve un désir qu’elle peine à assouvir. Rappelons également que, comme elle nous l’indique grâce au flux de conscience, Ariane a par le passé entretenu une relation homosexuelle avec Varvara, une jeune révolutionnaire russe.
L’effritement de l’amour entre Ariane et Solal se conjugue avec la déchéance sexuelle et le déclin de l’attraction éprouvée par les deux amants, qui s’adonnent notamment à de nouvelles expériences érotiques, dans l’espoir de raviver le désir. Toutefois, s’il tient une place importante dans la liaison Ariane-Solal, l’éros est constamment ridiculisé. Le désir amoureux et sexuel ne devient qu’animal, les étreintes sont quant à elles toujours commentées et connotées de façon dépréciative.
Ariane comme Solal, connaissent chacun deux temporalités. Considérée comme une descendante de l’aristocratie disposant d’une certaine culture, le personnage d’Ariane devient plus lisse une fois séduite. Elle se qualifie elle-même de « religieuse de l’amour », s’attache à gommer tout relief de ce qui la constituait pourtant. Amoureuse et, pourrait-on dire, asservie à son seigneur, elle devient sensuelle et exagérément soucieuse de son allure, quitte à se préoccuper de futilités. Solal, lui, perd son statut avantageux au sein de la Société des Nations, et s’enlise dans le mensonge. Chacun d’entre eux présente finalement à l’autre un simulacre. Ariane porte un regard teinté de dévotion sur son « aimé », tandis qu’il la considère avec un mépris et un dégoût croissant. Solal se heurte toutefois violemment à une intense jalousie qui précipite la sombre conclusion du roman, le désir ardent si vivement étiré se trouve alors sur le point de rompre.
UN ROMAN SATIRIQUE ?
Cohen nous livre le destin de ces amants éthérés, à la fois sublimes, tragiques et profondément mortels. L’amour ici décrié à travers un regard fortement pessimiste constitue une illustration de l’amour absolu pour certains, celle d’une satire totale pour d’autres. Le désir éprouvé, et que tentent de raviver les personnages, aurait-il pu connaître une autre issue ? « D’eux seuls préoccupés » et sublimes en tous points, les amants se voient toutefois conférer une dimension grotesque. La froide ironie de Solal et les préoccupations immanentes d’Ariane, sans oublier les multiples comparaisons et métaphores animales, dénotent une certaine vacuité de l’amour-passion tant idéalisé.
L’auteur semble souligner le caractère éphémère du désir, qui ne peut être considéré comme un sacerdoce. D’emblée désespéré, l’amour que se portent Ariane et Solal a échoué dans la concrétisation d’un idéal de bonheur, entravé par leur volonté de sans cesse raviver un désir charnel. Alors que l’incandescence des débuts aurait pu laisser place à l’amour tendre des époux, Solal, cynique et pessimiste, répugne à voir évoluer la passion amoureuse tandis qu’Ariane se mure dans l’obsession d’afficher une façade lisse, exempte de tout défaut. La vacuité de leur existence — fondée sur la superficialité et le mensonge —, conjuguée à la vanité d’une vie vouée à la satisfaction du désir, culminent dans l’ultime section du roman : trompée à maintes reprises, mais rudoyée par Solal quant à une liaison passée, la belle se voit assujettie au seigneur, et offre au lecteur un nouveau regard sur le titre de l’œuvre. Belle du Seigneur, s’il est un grand roman d’amour, détient une charge satirique non négligeable. Si ces amants éthérés sont sublimes sous bien des aspects, ils n’incarnent pas moins de façon grotesque et souvent animalisée les pions d’une histoire sabotée dès les premières pages.
Finalement, pour Cohen ou en l’occurrence dans Belle du Seigneur, l’amour et le désir dépossèdent les personnages d’eux-mêmes et sont, dans une certaine mesure, aliénants. Étroitement corrélés, le désir et la déchéance qu’entraîne l’obsession des amants de sans cesse le raviver culminent au seuil du roman. Au comble de la débauche, Ariane et Solal ne sont plus éthérés que par les substances qu’ils absorbent, ensemble, scellant leur fin dans le tragique et la catastrophe, dans le lieu où ils se sont tant aimés. À bien des égards, ce qui ressemble à un amour absolu, dont les protagonistes se lient à une ultime reprise dans la mort, est pourtant considéré par plusieurs critiques comme la conclusion d’un plaidoyer contre la passion. Nous l’avons vu, le grotesque se mêle au sublime dès les premières pages de cette œuvre complexe, qui constitue une fresque unique et troublante sans pour autant faire triompher le désir.
© PAULINE CORREIA
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[1] Flux de conscience : Ou courant de conscience, technique narrative qui cherche à transmettre le point de vue cognitif d’un individu en donnant l’équivalent écrit du processus de la pensée.
Correction : ©mot.correct.exige
Un article rédigé brillamment. Le langage, les mots utilisés sont tout bonnement digne d’une grande écrivaine. Tel un chef jouerait avec les saveurs d’un plat, la personne ayant écrit cet article fabuleux nous pousse à en vouloir davantage. Merci et continuez comme ça ?