La vocation à « se souvenir de ce qu’il n’a jamais su », pour reprendre les mots d’A. Dayan-Rosenman[1], cela grâce à l’imagination, caractérise la démarche du dessinateur et écrivain américain Art Spiegelman dans son roman graphique Maus dont les deux albums furent publiés en 1986 et 1991. Dans cette œuvre, l’auteur met en page le témoignage de son père, survivant des camps, Vladek Spiegelman, à travers une trame narrative alternant entre deux époques : le présent, depuis lequel A. Spiegelman recueille les souvenirs de son père – en mettant parallèlement en scène sa relation parfois difficile avec celui-ci –, et le passé, des années 1930 à 1945 en Pologne selon le récit du père qui évoque les persécutions antisémites puis la déportation. Maus mêle de cette façon le récit biographique – selon la forme du témoignage historique – et autobiographique à la fiction, conçue traditionnellement comme produit de l’imagination. Mais cet usage de la fiction pour transcrire la réalité de la Shoah ne va pas de soi, en effet la fiction stricto sensu semble inadéquate pour rendre compte de cette réalité, car souvent définie comme une construction imaginaire fondée sur le réel mais le déformant, le trahissant voire l’usurpant. Alors comment l’usage de la fiction prétend-il et parvient-il à porter la parole témoin ? Spiegelman fut confronté à une limite radicale : l’impossibilité de dire, de retranscrire de manière fidèle la réalité à laquelle correspond la Shoah, comme recouverte d’un voile d’indicibilité. Dans ce contexte, la fiction apparut comme un intermédiaire pouvant prétendre à dépasser cette limite, car seule l’entremise de celle-ci – à condition de redéfinir l’imagination qui la constitue au vue de son objet – s’est révélée rendre possible la transmission ou plutôt la représentation de l’expérience concentrationnaire. Il s’agit alors de penser une interaction réciproque entre la réalité et la fiction qui serve la représentation de la première.
Nous retrouvons cette idée dans le recueil de discours et d’essais L’Holocauste comme culture (2009) de l’écrivain hongrois Imre Kertész qui pose la question de l’usage de l’imagination après la Shoah. Il affirme la nécessité de repenser l’imagination en tant que ce concept paraît désuet face à une réalité souvent dite inimaginable et qui ne pourrait être retranscrite telle quelle. De là, Kertész nomme le processus menant au dépassement de l’indicible pour penser un univers impensable : l’ « imagination esthétique[2] », définie comme l’imagination qui constitue la fiction à partir d’un réel depuis lequel l’auteur doit prendre une distance appropriée, en recréant le réel dans l’espace-monde de la fiction ; les mots seuls ne pouvant en rendre compte car infiniment insuffisants pour exprimer le contenu de leur objet.
C’est là l’usage de l’imagination dont fait preuve A. Spiegelman lorsqu’il construit fictionnellement son récit. C’est par l’entremise de l’imagination selon cette définition que le roman graphique Maus met en mots et en images dans la fiction une réalité ineffable – conciliant l’indicible de la réalité avec la nécessité de dire. Ainsi, quand « imaginer » pour représenter la réalité pourrait sembler impossible ou impropre, l’auteur parvient à appréhender le fait de l’Holocauste et à en rendre compte à travers ce concept d’imagination esthétique.
LA SHOAH : DE LE RÉALITÉ Á SA REPRÉSENTATION
Après le Shoah, la question de l’imagination dans la création artistique se heurte à une remise en question plus ou moins radicale. D’abord, face à la réalité des camps de concentration, l’imagination comme faculté à représenter une chose en son absence est vivement remise en cause notamment par des écrivains tel que Célan dans le sens où le recours à l’imagination trahirait la perception directe d’une expérience vécue et relevant d’affects à partir desquels l’usage de mots ou d’images pour les retranscrire semble vain, creusant l’écart entre une réalité ineffable et une représentation de celle-ci toujours faussée. En effet, la définition de l’imagination rencontre un obstacle face à une réalité parfois tue et dont le récit est souvent considéré comme impossible. Cependant, cette crise de l’imagination rencontre aussi la nécessité mémorielle, la nécessité du témoignage qui s’inscrit parfois dans une logique thérapeutique que I. Kertész exprime lorsqu’il évoque la possibilité du salut par l’écriture et que l’on retrouve dans l’œuvre de A. Spiegelman pour qui il s’agit en retranscrivant le récit de son père de s’expier de la souffrance intergénérationnelle liée à cet évenement. Cette volonté voire ce besoin de dire rencontre à son tour l’obstacle de l’indicible et de là est confrontée à l’impossibilité de raconter et d’imaginer ce qui ne peut l’être, constituant ici une limite de la représentation artistique, due à l’impossibilité de représenter une perception considérée inexprimable. De là nous sommes tiraillés entre l’indicible de la réalité qui exclut le récit brut – insuffisant à rendre compte de l’ampleur de son objet – et la fiction qui semble trop distante vis-à-vis de celle-ci.
Mais, au cœur de cette tension se situe l’imagination – selon la caractérisation qu’en fait I. Kertész – qui permet de résoudre les limites de l’une et de l’autre, sans trahir l’évocation de l’expérience des camps. La conception de l’imagination d’I. Kertész, à travers le concept d’ « imagination esthétique », permet, au-delà de l’évocation stérile des faits bruts, de retranscrire au mieux l’expérience concentrationnaire. L’écrivain comme l’auteur et dessinateur prennent ainsi le contrepied d’Adorno pour qui l’impossibilité du dire quant à la Shoah appelle au silence radical[3]. Pour I. Kertész, seule cette manière de concevoir imagination permet de se faire une idée de l’Holocauste car son objet n’est pas seulement l’Holocauste, mais la conséquence éthique de celui-ci au sein de la conscience universelle : l’imagination revue et repensée dans l’élaboration de l’œuvre d’art, ici du roman graphique, est avant tout une faculté individuelle et collective se reflétant dans la conscience universelle. Pour l’écrivain hongrois il s’agit, en racontant l’expérience de la Shoah, d’un « devoir d’art » qui ne peut se déployer qu’à travers l’invention d’Auschwitz par l’écriture, l’expérience vécue demeurant informulable. L’imagination permet à la fiction de se mettre au service de la réalité, sans s’y opposer, de la transmettre en la recréant et se faisant de transmettre l’idée de la Shoah à travers une subjectivité s’élevant à l’universalité.
L’APPROPRIATION DU RÉEL
L’artiste doit de ce fait s’approprier la fonction d’esthétisation du monde inhérente à la vie en recréant le vécu par l’imagination ; processus qui se situe au cœur du travail de Art Spiegelman où, comme l’écriture, l’image joue un rôle central. C’est notamment le choix du noir et blanc qui traduit une atmosphère oppressante aussi bien dans le contexte du témoignage que dans celui de sa réception par le fils. L’imagination, dans la création de ces dessins, a une fonction que l’on pourrait dire complétive en tant que l’auteur en assombrissant les cases, en multipliant les hachures et en insistant plus ou moins sur le noir, formule ce que son père ne lui dit pas, c’est-à-dire retranscrit les affects et impressions qu’il est impossible de dire, en inventant l’idée qu’il s’est faite de l’Holocauste, une idée esthétisée – rejetant toute jouissance esthétique – ayant un écho dans la conscience collective. L’imagination de la fiction crée par-là la réalité sous la forme d’une idée, exprimant la réalité indicible de la Shoah. L’imagination qui fonde la poétique dans la fiction permet par l’acte individuel et collectif qu’elle suppose de dire pour éviter l’oubli et, pour reprendre les mots de M. Blanchot, de permettre qu’à travers l’art, « s’ouvre la nuit[4] » et ne laisse ainsi pas l’obscurité s’épaissir, plongeant à tout jamais les victimes dans le noir et les survivants et leur descendants, comme Art Spiegelman et son père, en proie à cette épaisseur étouffante. Le salut et le souvenir passent ainsi par ce devoir d’art qui se déploie dans la fiction permise par une imagination esthétique pensée comme réappropriation, invention et expression du réel.
SORTIR DU NOIR
Dans Maus, ce rapport au réel est traité dans l’image qui soutient le récit en le traitant par la métaphore, notamment à travers l’usage du zoomorphisme – les nazis étant représentés en chats, les Juifs en souris ou encore les Polonais en porcs – ce qui produit un réalisme paradoxal en raison de la reconnaissance que cela induit au travers des lieux communs et leur signification dans les images de propagande raciales, en instituant ainsi une distance convenable avec le réel – mode constitutif de l’imagination esthétique – pour mieux le mettre en relief, le retranscrire en le réinventant. En parallèle, le texte, présent dans presque 1500 cases réparties sur des planches faites généralement de huit cases chacune, permet d’accentuer la violence du réel représenté, du témoignage du père, en répétant les humiliations vécues. Finalement il s’agit pour A. Spiegelman, comme pour l’écrivain hongrois, de refonder une esthétique, à travers un travail de recherche insistant sur le souci formel ainsi que sur l’expression narrative pour finalement interroger de rapport à l’art dans la démarche de l’appréhension de l’expérience concentrationnaire. Art Spiegelman, en dépassant la tension entre l’impossibilité et la nécessité de dire la réalité à travers la fiction grâce à l’imagination esthétique permet de « sortir du noir » ainsi que le l’évoque G. Didi-Huberman dans son ouvrage éponyme à propos du film Le fils de Saul de László Nemes, en nommant ainsi l’acte de révéler la structure de l’indicible par la fiction, qui est le propre de la puissance du film du réalisateur hongrois. L’œuvre d’art, du roman graphique au film, fait ainsi la lumière sur le « trou noir[5]» que représente la Shoah en déployant des images, des mots ou des sons selon une poétique fondatrice d’une perspective distante mais convenable[6] face à la réalité historique. Et c’est alors que l’écriture, « cette cérémonie de deuil », voit son « sombre éclat lui[re] désormais pour l’éternité[7]» dans la conscience collective permettant de se souvenir de ce que nous ne sûmes jamais.
© MARIANNE CENSE
[1] A. DAYAN-ROSENMAN, « Se souvenir de ce qu’ils ne surent jamais », cité par P-A. DELANNOY, « Spiegelman, dans le pays de personne », Revue d’histoire de la Shoah, n°191, 2009 .
[2] I. KERTÉSZ, L’Holocauste comme culture, trad. N. Zaremba-Huzsvai et C. Zaremba, Paris, Actes Sud, 2009, p.54 ainsi que l’ensemble de la partie intitulée « Ombre profonde », p. 53 à 61.
[3] T. W. ADORNO, Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 1989.
[4] M. BLANCHOT, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955.
[5] Entretien de László Nemes cité par G. DIDI-HUBERMAN, Sortir du noir, Paris, Les éditions de minuit 2015, p. 11.
[6] W. BENJAMIN, Sens unique, trad. J. Lacoste et Maurice Nadeau, Paris, Payot, 1988.
[7] I. KERTESZ, L’Holocauste comme culture, trad. N. Zaremba-Huzsvai et C. Zaremba, Paris, Actes Sud, 2009