Éclaboussant, c’est bien le terme qui s’applique à ce roman de Lisa Neverre, aux allures de policier. Au départ, un mort : Denis. Seul son cadavre est présent dans l’église. Dès les obsèques, le lecteur est plongé dans une énigmatique fresque de personnages dont il apprend les prénoms au fil des pages.
Certains resteront de simples apparitions, à l’instar de Julien et de Georges, les gendarmes. D’autres – Axel le jardinier, Claire la femme de ménage, Céline la nièce de Denis, Camille la voisine – accompagneront le récit, parfois depuis leur regard propre. Ainsi, l’intrigue se déploie comme un cours d’eau, que certains protagonistes abreuvent d’une eau singulière.
Car c’est bien un voyage qui nous attend : nous naviguons entre les indices laissés dans le sillage du suicide de Denis, mais aussi entre les sentiments, les émois et les peines de Périne, la « veuve Mouillard ».
« Endormie elle cessait d’être seule, d’être veuve. Rester éveillée était invivable.
Juste dormir et ne pas effleurer de la pulpe du doigt ce creux sur le plan de travail en bois, légère cavité accidentellement créée par un Denis impatient à ouvrir une noix en tapant dessus avec une casserole. Ne pas ouvrir le tiroir du dressing et se surprendre avec son tee-shirt dans les mains — posé là en chiffon par un Denis étourdi — ne pas le porter à son visage pour tenter désespérément d’en soutirer une infime effluve de son odeur, de sa présence. Dormir et ne pas voir en ouvrant le placard, juste derrière le sucre, un reste de tablette de chocolat, une seule barre, bien chemisée dans son papier alu. Son chocolat préféré. Ne pas le voir porter à sa bouche — sa bouche si bien dessinée, si gourmande — les carrés noirs avant de ranger, ou plutôt planquer, les derniers au fond du rayonnage. Il en semait de partout, des fonds de tablette, pour ne pas être tenté, pour avoir le plaisir de les redécouvrir par hasard, plus tard.
Mais de plus tard il n’en aura pas. »
Une écriture ciselée, incisive et intimiste qui nous plonge littéralement au cœur de cette femme délaissée par un veuvage précoce. Pour autant, Périne n’est pas esseulée : on découvre rapidement avec elle un carnet, des pages qui doublent celles que l’on tient entre ses mains, à la façon d’un récit dans le récit. Cette mise en abîme est au service de l’avancée progressive de l’intrigue, se dévoilant au détour de la lecture de Périne et nous captivant à un degré double.
Le carnet de feu son mari témoigne pour lui ; il fait office de confessions ou, plus justement, d’aveux. Mais de quoi ? C’est là que le roman de Lisa Neverre se teinte réellement d’une couleur policière. Pris entre le suicide de Denis et un secret tout aussi mortel qui le lie à son frère, le lecteur restitue chaque dépouille à la place qui lui revient pour produire ses effets littéraires. Une polyphonie s’installe sur la base d’un va-et-vient entre le temps de l’action et le temps de la mémoire.
Finalement, le carnet s’avère autant être un dispositif narratif qui permet la révélation d’événements nouveaux qu’un lieu d’expression de la vie intérieure de Périne. Que confiera-t-elle à son tour ? Que peut-elle dire et que doit-elle taire ?
Le territoire est un dernier personnage de ce roman. Des campagnes lyonnaises à la côte bretonne, les pensées, les souvenirs, les liens sont territorialisés. L’histoire du carnet est ancrée à celle d’un déménagement anticipé ; l’histoire du livre aussi. Les rendez-vous de Périne à sa voisine Camille situent là encore des moments d’exposition du récit. Nous en voyageons d’autant plus.
L’auteure, déjà coutumière des nouvelles, signe avec Éclaboussures un texte qui tient du roman psychologique : une vérité macabre se dévoile progressivement au gré des dérives mentales des personnages, menant à la révélation de nouvelles vérités. En définitive, le lecteur éprouve un sentiment de soulagement, non seulement par l’énigme initiale, mais aussi par l’apaisement des tensions intimes qui ont émergé au cours du récit.
Lisa Neverre, Éclaboussures, Éditions Maïa, collection « Regards noirs », mars 2024, 20 €, 184 p.