JADIS…
L’OMBRE VIVANTE DE PASCAL QUIGNARD*
Né en 1948, Pascal Quignard est un maître du mouvement. Esprit rare, il rend l’écriture presque impossible après l’avoir lu. Poète, musicien, philosophe, interprète et auteur de récits dans lesquels il est permis de se perdre pour mieux se retrouver, il n’a eu de cesse de bâtir son Dernier royaume[1] depuis 1997, l’année de la parution de son chef-d’œuvre, Vie secrète[2]. Prix Goncourt 2002, décerné à son livre Les Ombres errantes[3], Pascal Quignard demeure un ovni difficilement identifiable dans le paysage littéraire français. Grand bâtisseur, au sommet de son art, il continue, en architecte pharaonique consciencieux, de bâtir et d’étendre son royaume. Dernier royaume, œuvre entamée en 2002, n’est pas près de s’achever, malgré ses douze tomes qui suivent le fil de la créativité de cet écrivain prolifique.
Évoquer Pascal Quignard est comme ouvrir une boîte de Pandore, se perdre dans un océan inconnu. Inutile de dire qu’il est un monument de la littérature française contemporaine. Appréhender un écrivain qui a tout écrit et semble avoir tout dit sur les tréfonds de l’âme humaine, notamment les tourments ? Tâche ardue quand je suis saisi, à chaque fois que je termine un livre de Pascal Quignard, par l’émotion, voire interdit. La profondeur de sa pensée bouleverse, parce qu’elle plonge au fond de la nature humaine, ses interrogations, sa vanité, ses fragilités, ses fêlures. Être multiple, il appartient à « notre Temps perpétuel » ; celui de vivre ses écrits, ses aveux, ses descriptifs, ses inquiétudes. Pascal Quignard surgit dans ma vie en 2002, suite à un échange orageux avec une amie sur le devenir de l’amour et la portée du désir et ses conséquences ; à la suite de quoi elle m’avait offert un livre, Vie secrète. C’était sa réponse, en guise d’adieu. Un livre qui a tranché ma vie. Ce livre dévoile plus qu’il ne tente de cacher le sentiment amoureux. Aimer, au point de se dessaisir de soi, pour continuer à aimer, pour vivre. Il voulait dire par « vie secrète », cette facette de sa vie qu’il a tenue cachée du monde, une facette certes douloureuse mais ô combien riche d’émotions et de traces ; celles de la perte et ses regrets. Cette porte qu’entrouvre Pascal Quignard interroge et s’interroge sur l’immensité de la perte, la séparation en amour. S’il est difficile d’expliquer et de s’expliquer l’inspiration, il l’a décrite comme un élan, un jaillissement de l’esprit. Et c’est tant mieux. Écrire est un acte de vie. Il répond à un besoin vital : se libérer par la parole écrite. Il existe aussi le souci de laisser une trace, toujours écrite.
Comment saisir un écrivain qui définit ainsi son concept du « jadis », évoqué pour la première fois en 2002, dans son livre, Sur le jadis [4]:
« Le Jadis, par rapport au passé, c’est ce surgir incessant d’une origine en tout. Et il est possible, pourquoi pas, qu’à force de retirer la lave desséchée, des oripeaux, qu’en vieillissant on puisse appartenir à une luisance plus neuve et que le « dernier regard », comme disent les Japonais, le regard de l’adieu, soit aussi le regard le plus neuf, le plus contemporain de ce qui surgit au fond de la terre, et au fond du ciel. Le Jadis est un surgir pur. »[5]
Pascal Quignard est un homme à part, un esprit à part qui captive l’âme du lecteur dès les premiers mots ; d’où sa rareté. Celle de sa présence et de son style. Sa Vie secrète est une énigme ouverte pour certains, hermétique pour la plupart. Chez lui, les mots sont sacrés, animés par des vies invisibles. Il est l’écrivain des mondes à découvrir, à l’infini. En témoignent les douze tomes de son Dernier royaume. Des continents de sentiments et d’expressivité où il règne, souverain dans un temple inaccessible. Écoutons la musique de cet extrait de son dernier livre, Les heures heureuses[6] :
« La marée deux fois par jour forme quatre mouvements puissants de l’eau autour des roches. Sonate à quatre temps plus ancienne que toutes les formes de la vie qui les a retenues. Un temps fort qui se retire, suivi d’un temps fort qui commence son surgir. C’est la première formule qui rythme la formation des formes. »
Lire ou plutôt vivre l’œuvre de Pascal Quignard se révèle un « radieux oubli de soi », pour citer Hölderlin[7]…
Fréquenter Pascal Quignard, c’est tenter de déchiffrer des hiéroglyphes. Il faut toujours repartir à la ligne, à l’origine, à la source, pour comprendre. Les égyptologues apprécieront.
—————
* Extrait
Le Temps perpétuel
Alex Caire – 2024
———————
© ALEX CAIRE
Alex Caire est poète, éditeur et critique littéraire bilingue. Auteur de recueils de poèmes et d’articles publiés en Suisse, en France et dans le monde arabe, il consacre son œuvre, depuis 1994, à la compréhension de l’autre et de soi et à l’entente des cultures qu’unit et sépare la Méditerranée.
Correction : Pauline Correia @pauline.correia.lm
[1] QUIGNARD, Pascal, Dernier royaume, cycle entamé en 2002 et comptant 12 tomes en 2024.
[2] QUIGNARD, Pascal, Vie secrète, (Dernier royaume, tome VIII), Paris, Gallimard, 1997.
[3] QUIGNARD, Pascal, Les Ombres errantes, (Dernier royaume, tome I), Paris, Grasset, 2002. Prix Goncourt 2002.
[4] QUIGNARD, Pascal, Sur le jadis, (Dernier royaume, tome II), Paris, Grasset, 2002.
[5] Pascal Quignard, au micro d’Alain Veinstein lors de l’émission « Surpris par la nuit », diffusée le 15 octobre 2007 sur France Culture.
[6] QUIGNARD, Pascal, Les heures heureuses, (Dernier royaume, tome XII), Paris, Albin Michel, 2023.
[7] Friedrich Hölderlin (1770-1843), poète et philosophe allemand. Figure majeure de la littérature allemande du XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles.
Avec cet article hors du commun, Alex Caire nous a fait redécouvrir avec un profond accent psychologique, philosophique, poétique et une prose impeccable, cet intéressant écrivain aux multiples facettes qu’Alex Caire a su magnifier.
Merci Juan pour ton appréciation.
Pascal Quignard est au fait une école d’écriture. Un exégète des sentiments. Ce qu’Eric Fotorino nomme « un maître du mouvement ».
Il existe toujours un fond sonore, invisible, derrière son écriture ….
Le murmure de son âme, peut-être !
Cet article offre un bel hommage à Pascal Quignard, un écrivain unique qui explore l’âme humaine avec une profondeur rare.
Quignard apparaît ici comme un bâtisseur d’un royaume littéraire intemporel, où chaque mot porte une émotion et une vérité universelle. Un grand architecte de l’écriture et des sentiments.
Alex, merci, ton travail force le respect.
Grand merci Natalia pour ton appreciation. Au fait, Pascal Quignard a bouleversé ma vie en 2002 avec son chef d’œuvre Vie secrète. Son écriture est ce qu’on appelle en arabe « le facile imprenable »; c’est a dire un style qui paraît facile de prime abord mais impossible à imiter ou a saisir. Il est tout simplement un maître du mouvement.
Un acertado análisis desde todos los ángulos que Alex Caire pudo escudriñar de la obra de este eximio escritor. Si antes me imanté a la autenticidad de Guignard, ahora me aferraré a la intemporalidad de las oquedades de su personeidad.
Gracias Alex Caire.
Esperando el próximo
Gracias Lisette por tu agradecimiento. En efecto, Pascal Quignard tiene esta personalidad rica en facetas y experiencia; lo que se siente a través de sus obras. Poeta, filósofo y músico, su escritura está matizada e incluso enriquecida por los múltiples talentos de este hombre asombroso.
J’apprécie infiniment, cher Alex Caire, votre approche de l’oeuvre de Pascal Quignard, auteur marquant dont la voix elle-même porte loin.
Mon avis ne peut être que celui d’un « amateur », au sens premier du terme, c’est-à-dire au sens fort, immédiat. J’ai pris sur mes genoux, avant de déposer cet avis, un tout petit livret que Pascal Quignard a confié aux éditions Ritournelles en 2011. Je l’ai pris comme un enfant pour ne pas m’éloigner du coeur des choses auxquelles vous nous permettez l’accès.
Il s’agit de « Medea, précédé de Danse perdue ».
En peu de pages, immédiatement, presque intimement, l’accès au Quignard profond, celui que vous avez saisi. Voilà qui donne le ton à mon appréciation.
« Comme Aphrodite est la fille du Ciel, Médée est la fille du Temps.
Médée est Midi veut dire : elle est le temps arrêté en elle… ».
Merci Jean-Marc;
La clarté est la force de vos mots;
Je suis honoré par votre appréciation;
Citer Medee ravira certes les lecteurs de Phusis;
D’ailleurs … Quelle monument du patrimoine hellénique.
Quand j’y pense ….
Se souvenir de la grande Irene Papas jouant Medee à Athènes, en 1992, sous la direction de Vangelis Le Magnifique !
Une oeuvre grandiose ….
Bravo ! Tout est dit avec beaucoup de délicatesse et de subtilité.
Des termes choisis, des pensée et des réflexions en filigrane.
Merci Susanna pour votre appréciation;
En effet, Pascal Quignard est un ovni difficilement identifiable dans le paysage littéraire français voire francophone. Musicien également, on sent toujours le murmure d’une musique derrière ses mots.
Un magnifique article ! Très interessant ! Une belle plume.
Merci Inès de votre appréciation. Un aspect singulier de l’écriture de Pascal Quignard réside dans cette capacité de rendre le temps, le souvenir et le verbe palpables. Difficile d’écrire après l’avoir lu.
Je suis depuis très longtemps le parcours d’Alex, ce poète des deux mondes comme il se qualifie lui-même. Sa réalité est plus complexe. En fait, à force de puiser d’abord dans deux espaces culturels, puis dans davantage, il a réussi à créer une sorte d’univers de réflexion unique irrigué par des artères multiples et, je dirais même, hors du temps ou d’une époque. D’où l’utilité du regard qu’il pose sur les oeuvres littéraires, parfois inattendues ou peu connues, voire inexplorées. Ce regard s’affranchit des références socio-culturelles contraignantes de ceux qui n’ont pas la chance d’avoir pu puiser dans plusieurs mondes ou qui n’ont pas su créer leur propre univers.
Merci Piotr pour ton appréciation. En effet, 30 ans, déjà, de poétique, d’écrit et d’interrogation …. Ton commentaire, c’est du André Malraux parlant d’un Saint-Exupéry égyptien, au plutôt d’un Pablo Neruda méditerranéen pour qui les passions mériteraient bien de franchir des mondes, et pas seulement des océans. Merci pour ton analyse riche en nuances. Juste pour la nuance, je suis un simple poète « de » deux mondes et non pas des deux mondes. Ma poétique essaie de faire vivre deux mondes savoureux, contradictoires voire inconciliables. Pascal Quignard et son monde m’enrichissent. Un grand architecte. Un Amenhotep contemporain…