À quoi tient la lecture de certains livres ? À un article dans la presse, sur un site (par exemple Phusis Littéart) ? Oui, c’est possible. Il y a aussi la fréquentation des librairies, où un libraire qui connaît vos goûts vous met un livre entre les mains en vous disant : « Ça, c’est pour vous ! » Oui, c’est possible. Puis, il y a ceux et celles qui ont cette étrange capacité, voire ce don, pour dénicher un ouvrage caché, attiré.e.s par un « je-ne-sais-quoi » (couverture, nom de l’auteur, maison d’édition, une couleur, un titre… allez savoir). Ce « je-ne-sais-quoi » et ce « presque rien » dont parle si bien Jankélévitch. Indicible, ce don de trouver le bon livre. Ainsi, j’ai eu entre les mains récemment un livre trouvé grâce à ce « je-ne-sais-quoi », dans une librairie parisienne, lors d’un petit séjour dans la capitale. Pas trouvé par moi, car je n’ai pas ce don, ou rarement. Mais j’ai le don de faire confiance, et j’ai toujours eu de très bons libraires (ou bibliothécaires), et quand je n’ai plus eu de libraire, je suis devenu moi-même libraire.
Ce livre, donc, avait été lu et adoré, et on me le conseillait vivement. Je disais que oui, j’allais le lire. Un matin de dimanche, sous un ciel brumeux, bien au chaud, j’ai commencé sa lecture. Je me suis laissé porter, transporter, déporter par celui-ci.
Ce livre : Inachevée, vivante, le quatrième livre de Pierrine Poget. Après trois autres livres de poésie que je ne connais pas, mais que j’ai hâte de lire. Elle a reçu, en 2016, le prix de poésie Ramuz.
Ce livre, ce texte (j’emploie ce mot par défaut d’un autre, car ce n’est ni un roman, ni un récit, ni un poème, ni un essai, non, un texte, c’est-à-dire une langue qui se déploie).
Ce livre commence de manière violente, par l’histoire d’une soumission, celle d’une femme violentée qui n’arrive pas à en sortir. Un dépôt de plainte. Moments durs de lecture, où l’on se demande jusqu’où ça va aller, si on va pouvoir le supporter. Le lecteur est mis dans cette étrange position de voyeur, sans pouvoir intervenir. Il se sent comme pris au piège. Surtout quand l’écriture fine et précise de Pierrine Poget dit clairement, comme ils sont, les faits. Mais avec cette langue si particulière, si… tourmentée par la violence du propos.
Le lecteur suffoque presque. La gorge se noue.
« J’exécute les gestes, les actes, je tends les poignets pour recevoir les liens, mais en moi-même je me donne la main, les yeux posés sur autrefois et sur demain, où je suis indemne et où il m’est possible d’avoir des pensées, où l’on ne m’a pas, où l’on ne me brûle plus le ventre avec une cigarette. »
Puis va arriver la liberté. La narratrice va avancer, va remonter la pente, va trouver une issue, des issues, la liberté, et la beauté. Le lecteur va alors la suivre, entraîné dans ce tourbillon et cette frénésie de vie. Et toujours cette écriture, claire, poétique, qui dit le monde, l’enfant, l’autre, la peinture…
La narratrice revit à elle-même, et le lecteur aussi, avec elle.
« Un matin, je découvre près de moi une présence. Voici quarante ans que la femme que je suis vit près de moi. Elle n’est jamais partie. Sa fidélité me bouleverse. Et parmi toutes les pensées qui regardent ma place parmi les miens, se pose enfin la question de ma place parmi les autres, au-dehors, dans tous les autres rapports. »
« Un soir cependant, j’observe un moment ténu, une chose admirable et légère : autour de moi se met à vibrer tout ce dont je fais partie malgré elle. »
Je pense à ces mots de Georges Didi-Huberman, dans son si beau livre La Survivance des lucioles : « Quand la nuit est au plus profond, nous sommes capables de saisir la moindre lueur, et c’est l’expiration même de la lumière qui nous est encore visible dans sa traîne (…) ».
Dans sa traîne, dans ce qui peut encore être saisi, dans ce qui, même si léger, peut encore être vu, pour avancer, dans sa suite, vers une plus grande lumière. Être vigilant, tout le temps, aux signes, aux plus petits signes, infimes, mais qui sont comme des lucioles, et qui peuvent, oui, sauver.
Il faudrait parler du roman des poètes, de ces livres si singuliers, de ces romans qui ne sont pas des romans, mais qui ne sont pas non plus de la poésie, qui sont un nouveau genre, qui frayent une nouvelle voie. Oui, il faudrait trouver un nom pour cette nouvelle forme, pour aider celles et ceux qui travaillent dans cette voie.
On s’extasie souvent sur la construction d’un roman, sa forme, sa façon de mener le lecteur par la main grâce à l’intrigue, à l’histoire. On oublie trop souvent que la littérature, le roman, c’est avant tout de l’écriture, une façon si particulière, par la langue, juste la langue, de prendre la main du lecteur. Le beau livre de Pierrine Poget est un livre qui vous prend par la main par la beauté de son écriture, qu’on qualifie trop vite de poétique, quand cette langue est une manière si singulière de prendre le monde, tout le monde, à bras le corps, et comme Atlas, de le mettre sur son dos, et comme Saint-Christophe, de le porter sur son épaule.
Je pourrais parler du rôle de la peinture dans ce roman, dans ce récit. Berthe Morisot, Corot, Vuillard. Autant de peintres inclassables, qu’on ne peut saisir directement, qu’il faut apprivoiser doucement, lentement, comme le texte de Pierrine Poget.
« Je voudrais, avant de mourir, retrouver cette acuité du regard qui est en fait celle du cœur. »
Je la souhaite à toutes, à tous. Et je pense que ce livre, ce texte, aide vraiment à retrouver cette acuité du regard, celle du cœur, celle qui permet de vivre debout et d’avancer, cheveux au vent. Je n’aime pas forcément dire cela, car est-ce qu’un livre l’est vraiment, mais celui de Pierrine Poget l’est : essentiel.
Pierrine Poget, Inachevée, vivante, aux Éditions La Baconnière , parution février 2024, 98 pages
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© Emmanuel Regniez