Notre pensée occidentale, depuis les fondements de la philosophie grecque, semble soutenir de manière systématique que l’homme est, au sein du vivant, l’animal le plus raisonné. Que ce soit à travers les récits mythiques, comme celui de la remise du feu à l’homme par Prométhée, lui conférant allégoriquement la lumière du savoir, ou bien à travers les écrits philosophiques sur la hiérarchie du vivant1, l’homme semble être considéré comme l’être participant à la fois au monde animal de par sa réalité biologique, mais aussi à quelque chose de plus grand, de divin, grâce à ses facultés rationnelles. Mais même si en règle générale, les écrits de l’époque relatent et justifient cette hiérarchie, certains textes font exception et c’est le cas de l’ouvrage de Plutarque intitulé Que les bêtes ont l’usage de la raison.
Ce penseur grec médio-platonicien2 va, dans cette courte œuvre, défendre une thèse bien originale : les animaux, seraient par nature plus vertueux que les hommes. Mais comment parvient-il à soutenir une telle thèse ?
Les différents arguments de Plutarque, érigeant la nature vertueuse des animaux comme supérieure à celle des hommes, prennent forme au sein d’un récit qui est une réécriture du chant ⅹ de l’Odyssée d’Homère. Dans ce passage de l’Odyssée, la puissante sorcière Circé, ayant transformé les compagnons d’Ulysse en bêtes sauvages, propose à ce dernier un marché : pour que ses acolytes retrouvent forme humaine, il faut que le héros octroie ses faveurs à la sorcière.
Dans le texte de Plutarque – tout comme dans celui de Homère –, Ulysse demande à Circé de changer à nouveau ses compères en hommes et la sorcière pose inévitablement ses conditions, qui sont néanmoins bien différentes de celles que l’on retrouve dans le texte homérique. Circé accepte la proposition d’Ulysse, non pas en échange de faveurs, mais à la condition que ceux qui pour l’heure pataugent dans la fange acceptent volontairement de redevenir hommes.
S’ensuit alors un dialogue philosophique entre Ulysse et un de ses compagnons nommé Gryllus, pour savoir si ce dernier voudrait redevenir homme. Mais Gryllus, transformé en cochon par la déesse, refuse catégoriquement de revenir à son ancienne condition (son apparence et son mode de pensée) pour une raison surprenante : d’après lui, être cochon est un mode d’existence plus proche de la vie vertueuse que ce que permet la vie humaine.
Mais comment peut-on défendre un tel argument ? En quoi l’homme qui se qualifie comme l’être de raison pourrait-il posséder un mode de vie moins vertueux que celui du porc ?
Gryllus va défendre son point de vue : il ne veut catégoriquement pas redevenir homme, et pour cela, il va montrer en quoi l’animal non humain est plus courageux et plus tempérant que nous autres, hommes. On se penchera dans cet exposé sur la vertu particulière du courage.
Pour Gryllus, le courage de l’animal est davantage naturel et pur que celui dont fait preuve l’homme. En effet, d’après lui, le courage humain sous-tend nécessairement la stratégie. Il est décrit par le pourceau comme un instrument visant une fin prédéfinie, a contrario de l’acte de courage animal qui est non pas encouragé par une loi, un dogme social ou culturel, mais relevant d’un élan naturel.
Comment expliquer alors cette différence ? Pourquoi le courage dont fait preuve l’homme est qualifié de moins pur par Gryllus ? Quelle instance entacherait et pervertirait le courage naturel et instinctif de l’homme, sans toucher le courage dont fait preuve l’animal ?
Ce serait par sa faculté de raisonner que l’homme, poussé à l’analyse et au calcul des risques, ne parviendrait pas à agir instinctivement de manière courageuse. L’animal quant à lui, par nature moins raisonné, répond de manière spontanée à l’agression, à la domination. C’est dans ce sens que l’animal est jugé par Gryllus comme plus courageux que l’homme, car son courage est par essence pur s’instituant non pas de manière calculée, mais intuitive et innée. Il proclame en s’adressant à Ulysse :
“ C’est que le courage est en quelque sorte ce qui donne la fermeté et la trempe aux âmes.
Or c’est avec leur âme, simplement et purement, que les bêtes affrontent les combats, tandis que vous autres vous y mêlez le raisonnement, comme on mêle de l’eau avec du vin. Voilà pourquoi votre âme fléchit en face du danger et vient à défaillir dans un moment critique. ”
Cet argument pose néanmoins plusieurs problèmes. Tout d’abord, si c’est par la raison que l’homme est moins courageux que l’animal, et si l’animal est considéré par Gryllus comme plus courageux que l’homme, il s’ensuit que sa faculté de raison est moins développée, voire absente, dans l’application empirique de cette vertu. Or l’ouvrage de Plutarque se nomme Que les bêtes ont l’usage de la raison, et en prônant l’absence de raison dans l’acte de courage animal, Plutarque semble, sur ce point précis, mettre à mal sa thèse initiale.
De plus, dans l’exposé de Gryllus, le courage n’est pas réellement défini. Il est néanmoins décrit chez l’animal comme un acte réactionnel inné et instinctif face à l’horreur et au refus systématique de la domination. S’agit-il donc véritablement du courage ? En passant par une analyse de la vertu et du courage chez Aristote, on peut voir nettement apparaître les limites de l’argumentaire de Gryllus.
Si l’on se fie à la définition aristotélicienne de la vertu décrite comme une “médiété entre deux vices, l’un par excès, l’autre par défaut”3, le courage se trouve être alors un juste milieu entre lâcheté et témérité4
Mais l’animal courageux que décrit Gryllus agit par instinct, sans calcul préalable des conséquences et des risques encourus. Il fait alors preuve davantage de témérité que de courage. Gryllus semble confondre dans son exposé la vertu du courage et l’action téméraire, instinctive et non raisonnée. Plus loin, dans son entretien avec Ulysse, il affirme à propos du courage humain :
“ C’est ainsi que j’ai reconnu dans votre courage à tous une lâcheté prudente ”.
La confusion que commet Gryllus transparaît de manière éloquente dans cette critique de l’attitude humaine. Ce que le pourceau prend pour de la « lâcheté prudente », que l’on peut définir comme le moment où la raison infuse l’action et retient l’instinct, ne serait pas là, au final, le véritable courage ? En effet, être courageux, c’est faire le choix conscient et raisonné d’agir ou de ne pas agir face à une certaine situation, alors que le téméraire choisit toujours les agissements, peu importe le prix, et sans recul sur les hypothétiques conséquences.
Faire preuve de « lâcheté prudente », c’est donc choisir consciemment la retenue au profit de sa propre conservation, et de la possibilité d’un acte courageux futur. Rappelons que la prudence est la mère de toutes les vertus comme le souligne brillamment Aristote. On se trouve alors face à deux formes de courage, celui soutenu par Gryllus : le courage instinctif de l’animal sans prudence ni raison, face au courage humain, que Gryllus aime à nommer « lâcheté prudente », qui est non pas téméraire, mais calculer, raisonner et prudent.
Dans la suite du dialogue entre Ulysse et Gryllus, d’autres arguments vont être avancés afin de montrer que l’animal est, de manière innée, courageux, alors que le courage humain est acquis par expérience et enseigné par la raison et les lois.
Pour conclure, on voit bien que Gryllus se trouve plus courageux dans sa forme de cochon que d’homme par le fait que son courage est pur, instinctif; alors que l’acte courageux chez l’homme se situe toujours sur le terrain de la raison, qu’elle soit interne ou externe – c’est-à-dire instituée par l’autorité des institutions. Mais on peut se demander : « Pourquoi un acte de courage instinctif et inné aurait-il plus de valeur qu’un acte de courage acquis et raisonné ? » Le discours qu’entretiennent Ulysse et Gryllus sur la notion du courage nous amène à réfléchir sur ce qui donne sa valeur à une vertu : « Celle-ci prend-elle sa valeur par la manière dont elle se manifeste – instinctivement chez les bêtes ou raisonnée chez les hommes – ou ne porte-t-elle pas plutôt en elle-même sa propre valeur par le fait même qu’elle soit une vertu, indépendamment du moyen par lequel elle se manifeste ? »
Armelle Debonlier
Mail : fauvel.bastien@orange.fr
1 Platon, Timée, (90e -92 c):sur la hiérarchie du vivant en fonction de la faculté du νοῦς. Aristote, traité de l’âme, sur la hiérarchie du vivant liée aux facultés de l’âme (végétative, sensitive, intellective).
2 Le médio-platonisme ou platonisme regroupe des penseurs qui se réclament de Platon, depuis le Iᵉʳ siècle av. J.-C. jusqu’au IIᵉ siècle.
3 Aristote, Éthique à Nicomaque, traduction de J. tricot, Livre II Chapitre VI
4 Aristote, Éthique à Nicomaque, traduction de J. tricot, Livre II Chapitre VII
Bibliographie :
● Aristote, Éthique à Nicomaque, traduction par J. Tricot, Les Éditions du Maquis, Porto-Vecchio, 2014
● Michel Casevitz, Homère en prose, Plutarque et la réutilisation de l’Odyssée dans le traité Sur le fait que les animaux se servent de raison, https://www.persee.fr, 2011
● Platon, Timée, traduction par É. Chambry, Garnier, Paris, 1939
● Plutarque, Que les bêtes ont l’usage de la raison, Traduction du grec par Ricard, Chez Lefèvre, Paris, 1844.
● Plutarque, L’Intelligence des animaux, traduction par M. Gondicas, Arléa, Paris, 2015