« La maltraitance animale est le miroir de ce que nous sommes devenus : elle reflète les dysfonctionnements d’une société régie par le profit et qui conduit les humains à détenir des êtres sensibles dans des conditions incompatibles avec leurs besoins de base, poussant ceux à qui l’on délègue la tâche de les tuer ou de les exploiter de manière industrielle à s’insensibiliser afin de supporter cette réalité effroyable. »[1]
Corine Pelluchon est une philosophe française qui se penche sur les questions de l’éthique animale et de l’écologie[2]. Pour elle, si nous voulons résoudre la crise écologique, nous devons repenser notre rapport aux animaux non-humains. Cette thèse traverse ses ouvrages, et est plus spécifiquement traitée dans son article « Écologie et cause animale : les raisons d’un mariage tardif »2.
Cause animale et cause environnementale : des objectifs potentiellement contradictoires
L’enjeu principal est en fait la nature de l’humain qui n’est pas, pour elle, un individu hors-sol, mais un être incarné et relationnel. Cela signifie que nous sommes toujours dépendants de l’environnement et des autres vivants, et que nos actions ont un impact sur eux. De-là, la relation entre les humains et les autres animaux est à interroger : faut-il les considérer comme des objets permettant de toujours étendre notre « naturelle domination », ou comme des sujets sensibles à part entière, méritant d’être traités avec respect ?
L’éthique environnementale et l’éthique animale sont des branches de la philosophie qui critiquent l’anthropocentrisme, c’est-à-dire la conception selon laquelle les humains sont les seules créatures importantes sur Terre. Cependant, elles ont des approches différentes, et peuvent parfois entrer en conflit. D’un côté, l’éthique environnementale se concentre sur la protection de l’environnement dans son ensemble, y compris les animaux, qui méritent d’être protégés en ce qu’ils jouent un rôle important dans l’écosystème. D’un autre côté, l’éthique animale se concentre sur la protection des animaux non-humains en tant qu’individus, considérant qu’ils ont des droits[1].
Pour les écologistes, la protection de l’environnement est primordiale, même si elle implique de tuer des animaux ; ce qui justifie la chasse ou la pêche. En effet, lorsque les populations d’animaux sauvages sont trop importantes, elles peuvent causer des dommages aux écosystèmes, et la chasse et la pêche peuvent alors aider à maintenir les populations d’animaux sauvages à un niveau sain. À l’inverse, les défenseurs des animaux considèrent que la souffrance animale est inacceptable, même si cela implique de nuire à l’environnement, et s’opposent donc à la chasse ou la pêche.
Malgré cette opposition, Pelluchon explique que si la cause animale est souvent négligée par les partis politiques écologistes, cette négligence est paradoxale, l’élevage industriel étant notamment responsable de 14,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serr
La cause animale comme levier de dénonciation d’un modèle à bout de souffle
Malgré toutes les informations sur la souffrance animale dont nous disposons, peu de personnes modifient leurs habitudes de consommation : la part de la production animale issue de l’élevage industriel est par exemple passée de 85 % en 2000 à 90 % en 2018[1].
Cet écart entre la pensée et nos actions est rendu possible par tout un ensemble de mécanismes psychologiques comme le déni, le rationalisation, la dissociation de nos émotions, bref le refoulement d’émotions négatives comme la honte, l’effroi et l’impuissance. Tout cela peut nous habituer à une certaine indifférence. Pourtant, Pelluchon explique que les défis actuels, notamment le réchauffement climatique, exigent que nous regardions la réalité en face. Nous devrions accepter nos peurs pour restaurer notre capacité d’agir et de coopérer.
Combien d’entre nous sommes capables d’être bouleversés par la simple vue d’un chat qui est maltraité, mais somme à peine dérangés par l’idée de manger un morceau de viande qui vient d’un abattoir ? Ne peut-on pas imaginer que la cause animale puisse être le levier principal de la dénonciation de ce modèle de développement essoufflé et déshumanisant[2] ?
Quelle place pour l’être humain ?
Une telle convergence entre les deux luttes n’impose pas aux individus une ligne de conduite ni une quelconque tyrannie du bien, mais vise à la détermination démocratique de règles communes. C’est à nous de penser notre rapport aux êtres vivants : ne sont-ils que des ressources ? Un humanisme rénové pourrait alors se fonder sur une conception élargie de la communauté humaine, qui inclut nos rapports aux animaux et aux générations futures.
« Connais-toi toi-même ! »
Le dicton « Connais-toi toi-même ! » est souvent attribué au philosophe de la Grèce antique Socrate. Il ne s’agit pas d’un appel à une introspection, mais à la prise de conscience de nos propres limites, de notre dans le monde. Quelles sont les limites de la domination de l’homme sur la nature ? L’humain a-t-il des obligations morales le distinguant des autres animaux ? Par ailleurs, notre place d’humain nous donne-t-elle un droit de contrôler la nature, ou devons-nous la respecter ?
Romane alias Jude
Mail : romane.briere.rome@gmail.com
[1] Pelluchon, C. (2018). « Écologie et cause animale : les raisons d’un mariage tardif. »
[2] Elle a publié plusieurs ouvrages sur ces sujets, dont Le Manifeste animaliste en 2016 et La Raison animale en 2019.
[3] Il s’agit par exemple du droit à la vie, à la liberté ou à la non-torture.
[4] Ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt. (2019). L’élevage en France.
[5] Même si à titre personnel vous ne vous sentez pas touché par la question, vous ne pouvez nier sa capacité à être une porte d’entrée vers l’écologie pour tous ceux qui depuis petits ont le cœur retourné face aux crabes que l’on plonge vivants plusieurs minutes dans l’eau bouillante, ou qui ne supportent pas les corridas.