Dans le film La Voie Royale (2023) réalisé par Francis Mermoud, Diane le Goff, étudiante brillante en MPSI, interpelle déjà par sa mise en retrait par rapport à l’ensemble du groupe. Le paradoxe est saisissant : d’un côté Diane, major de promotion, a tout pour réussir dans ce monde de l’excellence ; de l’autre, elle se sent comme une étrangère. C’est là tout le paradoxe. Et toute la difficulté est précisément de savoir dans quel monde nous évoluons, car pour cela, il convient de différencier le monde vécu et le monde rêvé.
Une mise en retrait idéologique
Nous avons tendance à penser l’exil à partir de la contrainte : autrement dit, l’exilé est forcé de quitter un territoire marqué par la violence politique et sociale. L’exil semble disjoint du souci de liberté. Mais en disant cela, ne négligeons-nous pas cette part de choix qui réside en lui ? Pour Diane, l’exil est mis en tension par un dilemme : ou bien rester dans sa position et figurer parmi les meilleurs élèves des classes préparatoires, ou bien la quitter et vivre pour sa passion, le théâtre. C’est précisément le dilemme qui rend l’expression du choix difficile dans le processus de l’exil. Et ce dilemme en question mène à une forme d’errance : un conflit permanent entre un lieu objectif, l’espace, et un lieu subjectif, celui que nous désirons. Mais cette errance-là, Diane prend le courage de la dépasser.
Diane ne fait pas partie de ces élèves qui souhaitent intégrer les grandes écoles pour leur prestige et uniquement pour cela. Elle nous fait savoir très tôt que cette volonté n’est en réalité que le symbole d’un moule, d’une propension au formatage et à l’aveuglement des esprits. Diane incarne parfaitement cette exilée volontaire, celle qui se met en marge des codes et des normes sociales. Celle pour qui la vie n’est pas digne d’être vécue si elle ne réside pas dans l’exercice de sa passion. L’exil en question n’est pas un exil géographique, à la manière de l’ermite qui s’isole de tout, mais bien un exil idéologique, mû par le désir de mener symboliquement une vie qui n’est que fantasmée. Une vie en projet. Diane représente ce héros baudelairien, incompris parce que décalé et loin de la bassesse du monde qui l’entoure. Ici s’incarne la dimension poétique de l’exil, à travers un sentiment :
« Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher »
Cet exil est long et n’est pas sans sacrifice : il est un travail de la raison dans sa capacité à abstraire du monde physiquement vécu un monde symbolique ressenti comme un idéal. Et si exil il y a, perte s’en suit, car on ne quitte jamais un monde physique sans laisser derrière soi une histoire, une identité de courte durée qui n’était sans doute pas celle à laquelle nous aspirons. La liberté ici peut donc se définir comme un certain courage de rompre un dilemme oppressant. Le courage en question, c’est l’acte de se bannir soi-même d’un lieu antinomique avec le lieu que nous souhaitons. Au fond, l’exil peut être défini comme une réponse à l’errance. Errer sans but, marcher sans savoir où aller : l’exil permet de rompre avec ce type d’existence.
L’exil artistique
Pour les étudiants en classe préparatoire, comme Jules ou Sophie, le temps est angoissant, puisqu’il est constamment ressenti à l’approche d’une échéance. Or, pour Diane, le temps apparaît comme un temps présent, une urgence.
Et cette urgence, c’est ce qui caractérise sa volonté de ne plus se soumettre au temps, de ne plus se soumettre à cette échéance qui préoccupe tous les élèves. L’exil peut se définir ici comme un moyen d’échapper au temps qui nous ronge, à ce temps oppressant qui est fait d’intervalles entre une action et l’obligation d’un résultat. S’exiler, c’est rompre avec les habitudes, avec des rythmes qui nous imposent une conduite quasi mécanique. S’exiler, c’est introduire du contingent au sein du déterminisme. Et cet exil n’est possible pour Diane qu’à travers l’art, qui lui permet de rompre avec la monotonie du temps qui passe.
Schopenhauer, au livre IV du Monde comme volonté et comme représentation, décrit précisément ce phénomène et lui trouve la même solution que celle de Diane. Les hommes, nous dit-il, sont ces êtres soumis au déterminisme de la volonté, à l’ensemble des désirs qui constituent leur vision du monde : les choses ne sont pas ce qu’elles sont, mais simplement ce qu’elles sont dans l’usage que nous pouvons en faire. Prenons le cas de ce petit enfant qui tourne autour de ces roues de jouet qu’il désire. Il considère la réalité comme une réalité d’usage, comme une réalité comprise à partir d’un désir de possession. Or pour Schopenhauer, l’art, parce qu’il vise intimement les choses dans leur essence, nous arrache à cette espace et à ces déterminations subjectives que sont la volonté et le temps. Face aux autres sciences qui, toujours selon le philosophe, conduisent de phénomène en phénomène sans rien toucher de ferme et de semblable, l’art a ce prestige de créer cet état d’apaisement, cet état de relâche et de fixité à la manière des objets identiques que nous percevons.
L’exil artisique nous conduit donc à une redécouverte de notre identité, d’une forme de stabilité perdue dans la mouvance des désirs. L’exil n’a donc, au regard du personnage de Diane, rien d’involontaire : c’est au contraire l’expression par excellence de la liberté, aussi bien à travers la mise en suspens des tracas du monde quotidien, qu’à travers un usage de la raison méthodique. C’est donc une prise de recul sur notre état présent et sa redirection vers un état idéal.