Disparu cet été, Milan Kundera était un écrivain tchèque exilé en France depuis le milieu des années soixante-dix. Son œuvre est incontournable et multiple : auteur de romans et d’essais sur l’art du roman, Kundera a également écrit dans sa jeunesse des poèmes (non traduits en français) et des pièces de théâtre. Une partie de son œuvre a été écrite directement en français, comme L’ignorance, paru en 2003.
Ce roman raconte l’histoire de deux tchèques exilés, Irena et Josef qui, après la chute du communisme, retournent pour un court séjour à Prague, constatant à quel point la ville qu’ils avaient connu dans leur jeunesse avait changé, et s’interrogeant sur le sens de ce changement, et sur leur propre exil.
Si Milan Kundera a toujours refusé de donner une lecture autobiographique de ses romans (dans L’art du roman, on peut lire : « Le romancier démolit la maison de sa vie pour, avec les briques, construire une autre maison : celle de son roman » pour illustrer son idée que seul compte l’œuvre et non l’auteur qui s’y cache derrière), on peut toutefois lire L’ignorance comme le questionnement d’un homme sur sa propre expérience d’exilé.
La reconnexion impossible
Le roman s’ouvre sur Irena qui revient, à reculons, à Prague, une fois l’instabilité politique oubliée et les communistes chassés. Le pays qu’elle découvre n’a rien à voir avec celui qu’elle a fui, plusieurs années plus tôt. Mais Irena a également changé, elle n’est plus la femme qui est partie vingt ans plus tôt. Entre temps son mari est mort, elle a rencontré un autre homme, et sa vie à Paris l’a éloignée de son passé. C’est certainement pour cela, pour se reconnecter au pays qu’elle a oublié, que la première chose qu’elle fait en arrivant à Prague est de s’acheter des vêtements et remiser ceux qu’elle porte à Paris, retrouvant là « l’austérité vestimentaire de sa jeunesse ».
Mais cela ne suffit pas pour s’intégrer dans cette ville. La preuve, lors d’une soirée où elle retrouve ses amies, Irena commande une bouteille de vin qu’aucun autre convive ne voudra partager, les pragois préférant la bière, alors que le vin appartient à une autre identité, une autre culture – française.
Irena avait oublié, car l’exil est un oubli. « Pendant son absence, un balai invisible était passé sur le paysage de sa jeunesse, effaçant tout ce qui lui était familier. » Celui qui part laisse derrière lui un monde qui continue à vivre sans lui, qui change sans qu’il en soit témoin. Et, dans le même mouvement, l’exilé aussi est oublié.
C’est là qu’entre en scène l’autre personnage principal de ce roman, Josef, qui a, lui aussi, quitté Prague et qui y retourne plusieurs années plus tard. Une fois sur place, il se rend compte qu’il a été oublié ; plus précisément qu’il a été effacé. En retournant chez son frère et sa belle-sœur, il apprend le décès de plusieurs membres de sa famille. Mais ce qui l’émeut, ce ne sont pas les disparus, c’est le fait de n’avoir reçu aucun faire-part de décès, comme s’il avait été radié de cette famille.
Plus terrible encore, il semble à Josef que son exil équivaut à une mort. En effet, tout ce qui lui a appartenu, toutes les traces de sa vie pragoise, c’est son frère qui se les est appropriées, comme on fait le partage des affaires à la mort de son propriétaire. Sa part d’héritage a été absorbée par son frère, tout comme la maison de famille, sa montre, ou un tableau auquel Josef tenait pourtant. Il n’a plus droit à rien, tout lui a été pris puisque l’hypothèse de son retour était improbable, aussi improbable que de voir un mort revenir à la vie pour réclamer son dû. « Il eut l’impression de retrouver le monde comme peut le retrouver un mort qui, au bout de vingt ans, sort de sa tombe : il touche la terre d’un pied timide qui a perdu l’habitude de marcher ; il reconnaît à peine le monde où il a vécu mais achoppe sans cesse sur les restes de sa vie ».
La souffrance de l’exilé
Chaque roman de Milan Kundera est un jeu à partir d’autres œuvres qui ont marqué son imaginaire. L’ignorance n’échappe pas à la règle. Après avoir retracé l’étymologie du mot « nostalgie », Kundera démontre la part de souffrance qu’un tel terme contient. La nostalgie, c’est la souffrance de ne pas être là où on a été, où on a vécu. Pire, c’est même la traduction de l’ignorance de ce que notre pays est devenu. Pour les personnages du roman, leur exil à Paris ou Copenhague les a coupé de Prague, si bien qu’ils ignorent tout de ce qu’est devenue leur ville, alors même qu’ils savent qu’elle ne ressemble plus à la ville qu’ils ont connu. Mais quelle image de cette ville ont-ils gardé en mémoire ? On retrouve là une préoccupation majeure de Kundera, visible dans chacune de ses œuvres, la question de la mémoire et de l’oubli.
Dans Le rideau, un essai écrit en 2005, Kundera dit : « L’homme est séparé du passé (même du passé vieux de quelques secondes) par deux forces qui se mettent immédiatement à l’œuvre et coopèrent : la force de l’oubli (qui efface) et la force de la mémoire (qui transforme). »
Pour l’illustrer, dans L’ignorance, Kundera met en parallèle l’histoire d’Irena et de Josef de retour à Prague, et celle d’Ulysse de retour à Ithaque, où les habitants se souvenaient de lui sans pour autant éprouver à son égard la moindre nostalgie. Tout le contraire d’Ulysse, nostalgique d’Ithaque, mais sans souvenirs de sa terre. La souffrance, la douleur de l’absence, personne (à part peut-être Pénélope) ne la ressentait en ce qui concerne Ulysse. Mais lui, le héros tragique, parti à la guerre, éloigné de son pays dont il ignorait tout de l’évolution, de ses changements, voyait le temps effacer les souvenirs – les faire tomber dans l’oubli – tandis que sa mémoire déformait certains évènements, les rendant plus douloureux encore dans son esprit.
« Si les souvenirs ne sont pas évoqués, encore et encore, dans les conversations entre amis, ils s’en vont. […] Ceux qui ne fréquentent pas leurs compatriotes, comme Irena ou Ulysse, sont inévitablement frappés d’amnésie. Plus leur nostalgie est forte, plus elle se vide de souvenirs. Car la nostalgie n’intensifie pas l’activité de la mémoire, elle n’éveille pas de souvenirs, elle se suffit à elle-même, à sa propre émotion, tout absorbée qu’elle est par sa seule souffrance. »
Ainsi l’exil expose à une double souffrance, celle d’ignorer et celle d’oublier. Et pour cela, il n’y a aucun remède, puisque les souvenirs s’effacent à mesure que la mémoire les transforme. Quant à la possibilité du retour, c’est une chimère. L’exilé n’appartient plus à la terre qu’il a quitté, et Kundera démontre l’impossibilité de la réadaptation. Alors que faire ? Se satisfaire des souvenirs – imparfaits car trafiqués ? Ou bien accepter la triste vérité : quand on part, il n’y a plus de retour possible.
Alexandre Jordeczki
Mail : alexandre.marechal.am@gmail.com