Nous nous sommes entretenus avec Laura Sibony, enseignante en expression orale, écrivaine et créatrice de l’École de la parole. Se former à l’éloquence est-ce nécessaire pour les jeunes d’aujourd’hui ? À l’ère des technologies et des réseaux sociaux, notre rapport au langage connaît une profonde mutation. C’est tout l’intérêt de cet entretien que de mettre en lumière la parole comme un apprentissage libre et indépendant.
Laura Sibony : Comme la plupart des membres de Phusis, je valorise la polyvalence – ce qui ne donne pas les parcours les plus faciles à résumer ! En ce moment, j’écris. Je publierai le 31 janvier Fantasia chez Grasset : des récits, dialogues et propos pour illustrer ce qu’est l’I.A [intelligence artificielle]. et ce qu’elle n’est pas, ses concepts, ses enjeux et ses conséquences. J’ai eu la chance de découvrir l’I.A. par la pratique, en travaillant au Lab de Google Arts & Culture, où je suis entrée grâce… aux concours d’éloquence. On néglige souvent la place de la parole en entreprise, mais dans mon rôle de coordinatrice à Google, elle était essentielle : je passais mes journées à transmettre des informations, à rendre accessibles des concepts techniques, à présenter les chefs-d’œuvre numérisés par Google. Ce travail relevait à la fois de l’I.A., et de la communication interne, de la vulgarisation scientifique, de la conférence.
À l’époque, j’avais co-fondé une association, l’Agoratoire, pour promouvoir le débat et l’art oratoire. Nous y organisions des procès fictifs (Ribéry contre la langue française, Tinder contre l’amour, 2017 contre la gauche…) et des jeux d’improvisation ou de théâtre. En 2019, mon co-fondateur a voulu développer la partie événementielle, et je me suis tournée vers l’éducation.
J’ai publié L’École de la Parole chez Hachette en 2020, un livre de défis et d’exercices pour pratiquer l’oralité au quotidien, puis Bien parler en public chez Marabout en 2022, en version poche actualisée, enrichie de fiches sur la visioconférence ou le Pitch. J’enseigne l’expression orale et écrite à Sciences Po, à HEC (Hautes Études commerciales), à l’Université de Strasbourg et dans la formation professionnelle. Je propose aussi des cours à des particuliers, et des conférences en entreprise.
Toutes ces rencontres sont de grandes sources d’inspiration ! À l’avenir, j’aimerais continuer à croiser éloquence et intelligence artificielle, dans des conférences d’initiation à l’I.A.
Comment définissez-vous l’oralité ? Entre le discours, la parole, le langage, de quel côté placer celle-ci ?
Lorsque j’ai découvert les concours d’éloquence, il y a une dizaine d’années, on ne parlait de cette discipline qu’en termes pompeux : éloquence, art oratoire… Cela sentait son Cicéron. Un orateur était forcément un avocat ou un homme politique. Petit à petit, grâce au travail d’associations d’inspiration anglo-saxonne, les gens se sont rendu compte que les enseignants, les commerciaux, les chefs de projets… exercent aussi des métiers de la parole. Seulement, ce n’est pas exactement la même parole que les avocats ou que les hommes politiques : les enjeux, les formats sont différents. On a alors commencé à parler d’oralité, pour inclure des prises de parole moins descendantes, qui demandent plus d’interaction, de négociation, qui laissent plus de place à l’écoute ou à la conversation.
Il y aurait aussi beaucoup à dire sur les rapports de l’oralité et du langage. J’entends souvent des étudiants se plaindre de leurs lacunes en vocabulaire. Je ne peux qu’encourager l’enrichissement du vocabulaire, qui libère la pensée, mais ce n’est pas une nécessité pour faire de bons discours. Évidemment, un vocabulaire précis est utile, mais il faut distinguer précis et abstrait : il y a cent manières de comprendre ce qu’est la liberté. Donnez plutôt des images, racontez des histoires, avec des mots simples, concrets, compréhensibles par tous.
En somme, l’oralité c’est la pratique de la parole sous toutes ses formes, ce qui inclut le discours, mais ne s’y limite pas, et demande une maîtrise du langage — lorsque le langage révèle la pensée, au lieu de la cacher derrière un jargon ou des subtilités sophistiques.
Est-elle un don ou s’acquiert-elle ?
Charisme a la même étymologie que charité : le mot vient de kharisma, ce qui est donné. C’est une idée très répandue, qu’il y aurait un talent oratoire inné, qui repose sur une voix de stentor, une stature de rugbyman…
Mais c’est oublier qu’il y a de nombreux types de charisme. Lorsque j’enseigne l’art oratoire, je ne cherche pas à créer des minis de Gaulle ou de futurs Steve Jobs. Ce serait ridicule. Les deux étaient d’excellents orateurs, parce que leur style correspondait parfaitement à leur message et à leur audience.
Ce que je trouve beau, en éloquence, c’est qu’aucun défaut n’est définitif. On incarne ce qu’on dit. Lorsqu’on parle sur scène ou à la tribune, on est face au public, directement, sans intermédiaire. Une voix très aiguë, un défaut physique, un accent peuvent devenir des atouts, et même un moyen de se distinguer, si on sait en jouer, et pour cela, la première étape, c’est de les accepter, et donc de reconnaître que l’oralité n’est pas un don.
J’aurais même tendance à dire que les « grandes gueules », ceux qui sont naturellement le plus à l’aise en public, font long feu sur scène, parce qu’ils sont encouragés à rester sur leurs acquis, à prendre moins de risques, à moins préparer.
Vous êtes enseignante à HEC. Pensez-vous qu’une bonne oralité fait un bon dirigeant ? Si oui, à quoi le reconnaît-on ?
Oh, je ne pense pas que tous les étudiants d’HEC se destinent à devenir dirigeants ! J’y ai moi-même suivi un master de management culturel, et voyez : je suis écrivaine et enseignante.
Mais les rapports de la parole et du management sont intéressants. Lorsque j’enseigne le management, à travers des formations comme « Manager une équipe pour la première fois » ou « Devenir chef d’équipe », je réserve toujours un moment pour parler d’écoute active, de l’art de poser des questions, ou pour travailler des compétences comme : savoir dire non, formuler un feedback [retour], améliorer la communication interne, préparer une négociation. Ce sont des compétences au croisement de l’art oratoire, puisqu’elles demandent de savoir structurer et exprimer ses idées, et du management, puisqu’elles ont pour objectifs d’harmoniser le travail en commun.
Oui, un bon dirigeant doit être bon à l’oral… ce qui signifie qu’il exprime clairement ses idées afin de mieux interagir avec les autres, pas qu’il s’écoute parler, si beaux que soient ses discours.
Les hommes politiques d’aujourd’hui sont souvent pointés du doigt en raison de leur éloquence qui se rapproche davantage de la séduction que de la conviction. Ne pensez-vous pas que cette représentation globale de la parole politique menace directement l’enseignement de l’éloquence ?
Est-ce qu’on reproche aux hommes politiques leur éloquence et leur désir de séduire ? Je crois qu’on leur reproche plutôt le contraire : d’être déconnectés, de parler pour eux-mêmes ou pour une caste plus que pour leurs électeurs, en somme de ne pas écouter. Mais la question témoigne de l’image de la séduction, comme une parade où il s’agirait de monopoliser la parole, d’asséner ses idées avec force et conviction, de démontrer une excessive confiance en soi. Il y a d’autres styles. Séduire, c’est d’abord savoir s’adapter à son public, et le meilleur moyen de le faire reste d’être à l’écoute, de poser des questions, de reformuler…
Je pense surtout qu’il faut libérer l’enseignement de la parole du champ politique. Une parole maîtrisée, claire, structurée, efficace, sera aussi utile à un enseignant, à un commercial, à un influenceur, à un chef d’équipe qu’à un homme politique.
Pour rester dans les menaces, il y’a aujourd’hui une crise liée à l’orthographe et la maîtrise de la langue française notamment au lycée. Comment faire aimer la langue elle-même dans un tel contexte?
La meilleure éducation reste l’exemple ! Lire, faire lire. Comment avez-vous aimé la langue française ? En ce qui me concerne, je le dois à mes grands-parents, à Pagnol, à Jules Verne, à d’Artagnan. Tant qu’il y aura des fables de la Fontaine, je ne parlerai pas de crise ! Seulement, il faut donner envie aux enfants de découvrir les textes et de trouver ceux qu’ils aiment, ce qui bien sûr demande un effort. Un enfant ne peut pas consentir à cet effort si on ne lui a pas d’abord montré ce qu’il peut en retirer ; l’exemple est donc essentiel.
À ce titre, de plus en plus d’enseignants de philosophie (je pense à Emma Carenini notamment) souhaitent revenir à l’exercice de la dictée au lycée, est-ce une bonne chose pour développer le goût de la langue?
L’exercice, en soi, est évidemment utile. Mais comme tout exercice, pour être efficace, il faut qu’il soit consenti, et il est certain qu’il devient de plus en plus difficile de défendre la nécessité de l’orthographe face à la facilité des correcteurs automatiques. Pour moi, l’orthographe reste une preuve de respect et de correction plus qu’un outil qui renforce les inégalités sociales, mais c’est sujet à débat – un débat qui a beaucoup plus sa place dans les classes de philosophie que les dictées elles-mêmes !
Sur votre site, vous citez cette phrase de Paul Valéry : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » : pour finir, pensez-vous que le discours rend immortel ?
Il y aurait tant à dire sur cette merveilleuse phrase de Valéry, dans La Crise de l’Esprit ! Le discours est une œuvre de civilisation, mortelle comme elle, et à préserver comme elle, par le bon sens, la culture et l’éducation. Je ne crois pas trop trahir Valéry en appelant à l’enseignement du discours et au développement de l’esprit critique, pour préserver ce qui a fait la grandeur de la civilisation européenne (au sens où il l’entend, en 1919, c’est-à-dire comme héritière de la philosophie et de la géométrie).
Un discours, comme toute chose, peut être artistique. Si on met de soi dans un avion de papier, il peut devenir artistique, et atteindre à une forme d’éternité. Mais ce qui distingue la photo de famille de la photographie d’art, ce qui distingue le discours de circonstance de l’éloquence, c’est d’y mettre de soi, de sentir la nécessité de ce qu’on dit, de parler, à travers soi, de l’univers. Ce critère est évidemment très subjectif.
Je vous remercie beaucoup pour cet entretien sur l’oralité. Ce sera un plaisir d’en discuter de façon plus précise, à partir de faits, d’anecdotes, de discours en particulier : la parole peut prendre tant de formes différentes !
© BASTIEN FAUVEL
Photographie : © J.-F. Paga