« Identité nationale », « identité européenne », autant d’expressions qui résonnent actuellement comme des idéaux de coopération ou d’harmonie sociale. L’identité prend une place cruciale en politique, car elle est ce qui permet de conjuguer les particularités de chacun et le collectif : un ensemble de principes sociaux et culturels auxquels s’agrègent les individus. Bref, l’identité est pensée comme une norme, une étoile qui transcende les existences et le vécu de chacun. Mais prenons le contre-pied de cette conception en réfléchissant, au contraire, sur ce qu’il y a de plus anormal dans l’identité, de plus monstrueux et d’extraordinaire à travers l’œuvre de Patrick Süskind, Le Parfum.
UNE IDENTITÉ GÉNIALE
Il faudrait une certaine audace pour définir ce qui est extraordinaire, pour mettre des mots sur ce qui échappe à l’ordre du commun, du banal, mais aussi ce qui est en dehors de toutes frontières rationnelles. Et pourtant, en décrivant l’histoire de Jean-Baptiste Grenouille, l’auteur se lance dans ce pari perdu d’avance. Le personnage principal de l’œuvre n’est ni homme ni bête, alors comment décrire l’identité de celui à qui on ne saurait donner de nom ? À défaut de pouvoir la nommer, nous pouvons au moins illustrer celle-ci par son caractère exceptionnel, par sa génialité, ou par ce fameux don de sentir mieux que personne les odeurs. Ce don, il n’en a pas conscience, il ne connaît ni sa nature ni sa portée, et c’est là tout son paradoxe, que développe notamment Kant dans sa Critique de la Faculté de juger1 : le don n’est tiré d’aucun exemple, il est cette « disposition » irréfléchie et purement spontanée qui, pourtant, est à elle seule exemplaire et inspirante pour les générations futures.
Sous l’influence du développement personnel (du mindset2, « croire en soi », « devenir soi-même »), nous faisons de l’identité une construction, le résultat d’un cheminement périlleux pour l’individu qui, par un apprentissage constant, devient cette meilleure version de lui-même, cet homme dont les dispositions (rationnelles, techniques) ont été enfin actualisées. Mais le personnage du Parfum, et notamment ces « génies» que les arts et la poésie inspirent, nous montre que l’identité est une œuvre de la nature, qu’elle est aussi bien le point de départ d’une existence promise à un avenir prestigieux, que le point d’arrivée, d’un talent achevé. La nature est ici ce royaume où seules les exceptions peuvent régner. Ainsi, dans ce contexte, l’identité ne passe pas par la déconstruction, au sens où pour devenir soi, l’homme doit rompre avec ces formes d’ignorance, de bêtise, de préjugés qui le constituent, mais elle est ce processus par lequel l’individu génial et ingénieux actualise pleinement les dispositions que la nature lui a confiées. Mais compte tenu de celle-ci, nous pouvons penser que cette actualisation n’a pas seulement un but individuel, qu’elle ne vise pas l’accomplissement d’un seul homme, mais qu’elle participe à une entreprise sociale, c’est-à-dire qu’elle doit être mise au service de l’humanité. Le génie n’est alors que véritablement génie que si son talent inspire et fait progresser l’humanité vers un degré de rationalité supérieur à celui qui le précède. Nous voyons donc en quoi l’identité du génie incombe également une certaine responsabilité, comme s’il portait sur son dos exceptionnel, l’avenir d’une humanité en détresse.
« Il était parvenu à se rendre aimable aux yeux du monde. Se rendre aimable était trop peu dire ! Il était aimé ! Vénéré ! Adoré ! »
Notons, à ce titre, la dualité du paragraphe entre, d’un côté, une foule terrorisée par ce génie qui n’inspire que du dégoût, de la peur, et de la haine, puis de l’autre, l’amour et l’admiration (fascination) immodérés pour cet homme qui finit par s’abandonner à la jouissance du peuple, ivre de son parfum envoûtant. Or, ne nous trompons pas sur le type de vénération qui est en jeu ici : certes, il y a l’amour que le génie insuffle, mais surtout l’adoration, la vénération démesurée et passionnelle que le vulgaire porte sur lui. Ce qui se définissait a priori comme une identité positive, un talent mis au service d’un progrès historique, se retourne ainsi contre elle-même en devenant une arme, un pouvoir d’endoctrinement et de persuasion des foules.
LA MÉDIOCRITÉ DU GÉNIE
Une des scènes, sinon la plus représentative de l’ambivalence du génie, est la dernière : le moment où Grenouille décide de s’asperger lors d’un procès du parfum qu’il a lui-même créé, et qui rend amoureux tous ceux qui le sentent. D’une part, cette scène illustre parfaitement le pouvoir d’une identité géniale sur autrui à travers une attirance quasi animale et irraisonnée. Dans tous les cas, le personnage central entretient avec les autres des relations de domination, ce qui ôte au génie sa moralité que nous lui avons prêtée en premier lieu.
D’autre part, elle met en lumière toute la passion de cet alchimiste et son goût pour l’absolu : finalement, l’identité du génie ne peut jamais pleinement s’actualiser, puisqu’elle se dépasse sans cesse. Elle est cette vanité de se prendre pour Dieu ou de songer à égaler sa perfection. L’identité est donc marquée ici par un manque perpétuel, une existence qui ne trouve grâce qu’aux yeux de celui qui aspire à bien plus que ce qu’il n’est au départ. D’ailleurs, nous retrouvons ici une inspiration profondément balzacienne, notamment du personnage de Balthazar Claës dans son œuvre La Recherche de l’Absolu, qui, par une ambition démesurée pour la recherche d’une vérité pure et parfaite, finit par oublier tout ce qui lui est utile, tout ce qui caractérise, en outre, la somme de son histoire, son vécu, sa famille, ses amis, sa région.
Ainsi, le paradoxe est saisissant entre, d’une part, une identité au demeurant extraordinaire, et, d’autre part, une identité qui finit par se perdre d’elle-même, qui subit ses pouvoirs, ses passions. Plutôt que d’actualiser ses dispositions, de répondre à une responsabilité collective, le génie progresse lentement vers la déchéance de sa propre humanité et de toutes ses capacités. Parler d’identité à travers la description de Jean-Baptiste Grenouille, c’est ainsi mettre en scène une tragédie, d’un être touché par la grâce devenu esclave de son don, de ses capacités hors normes. Ce n’est ainsi plus de l’admiration que suscite le génie, mais tout au mieux de la pitié, où notre impuissance face au spectacle de sa chute est inexorable.
© BASTIEN FAUVEL
1Face à toute une tradition classique de l’art qui participe de l’imitation d’un modèle ou de ce qu’est la chose dans son essence (l’imitation d’une table en tant que telle), Kant privilégie la spontanéité naturelle et la liberté du génie à créer ses propres règles et à les imposer à l’art.
2Un « état d’esprit » ou une attitude mentale qui consiste à croire en ses capacités et à faire confiance aux potentialités humaines.
Correctrice : Amandine Floriot