Η μεγαλοσύνη
των λαών δε μετριέται με το στρέμμα,
με της καρδιάς το πύρωμα μετριέται
και με το αίμα.[1]
Κostis Palamas
Père de la poésie néo-hellénique, Kostis Palamas (1859-1943) témoigna par son emploi du démotique d’une rupture face à la katharévousa – langue officielle de la Grèce qui s’était « purifiée » de son vocabulaire étranger. Le cas grec est connu ; après trois siècles sous domination ottomane, une identité entière était à affirmer. Toutefois, la querelle entre les deux composantes linguistiques fut notoire dans l’affirmation d’une mémoire et d’une identité propre. Fallait-il accepter une composante étrangère dans le processus d’affirmation de l’identité nationale grecque ?
IDENTITÉ LINGUISTIQUE : LA KOINÈ FACE AUX DIALECTES
Au sortir de la guerre d’Indépendance en 1829, la lutte entre les partisans de la langue populaire, appelée démotique, et ceux de la variante savante, appelée katharévousa, fut un débat intense, chargé politiquement et culturellement. La katharévousa était basée sur des principes de purification et d’imitation de la langue classique, tandis que le démotique représentait l’évolution naturelle de la langue parlée par le peuple. Les partisans de la katharévousa, souvent associés à l’élite intellectuelle et politique, la considéraient comme une forme de continuité avec la grandeur de la Grèce ancienne, souhaitant revenir à la koinè tout en niant les dialectes ; les partisans du démotique, plus enracinés dans la réalité quotidienne du peuple, promouvaient son utilisation pour sa clarté et sa capacité à communiquer efficacement tout en conservant le vocabulaire emprunté notamment au turc[2] et aux dialectes qui façonnèrent la langue. La question est particulièrement controversée au cours du xxe siècle, avec des efforts pour promouvoir l’une ou l’autre dans l’éducation, l’administration et la littérature. Finalement, après des décennies de débats le démotique est officiellement adopté comme la langue officielle en Grèce. De fait, le grec est une langue renouvelée, qui puise dans son héritage ionien-attique, et façonnée par les composantes linguistiques externes. « La langue moderne ressemble au grec ancien d’une façon extérieure » mais « le grec actuel est comme un agrandissement [et] une restauration faite avec des éléments empruntés au grec ancien ».[3]
UNE IDENTITÉ RÉCEPTIONNÉE
Les nombreuses cités-États qui regardent leurs jardins fleurir en Grèce ancienne apparaissent après « l’orage [des “Âges obscurs”] et restent des corps encore fragiles » rappelle F. Braudel[4] ; la situation au moment de la guerre d’Indépendance grecque n’est pas en reste – rappelons ici-bas la manifestation de l’héritage des Anciens par le mouvement philhellène. En 1821, le xixe siècle européen (re)trouve sa nourricière avec le berceau de sa civilisation. L’importance du mouvement philhellène fut sans précédent dans l’affirmation d’une identité nationale mais aussi du point de vue des sciences humaines. Faisons un peu l’épistémologie de la question en rappelant le propos de Renan qui marqua tant l’historiographie grecque :
Ce fut à Athènes, en 1865, que j’éprouvai pour la première fois un vif sentiment de retour en arrière, un effet comme celui d’une brise fraîche, pénétrante venant de très loin. [Alors] venait se placer pour moi le miracle grec, une chose qui n’a existé qu’une fois, qui ne s’était jamais vue, qui ne se reverra plus mais dont l’effet durera éternellement […].[5]
Indubitablement philhellène, Renan, sémitisant imprégné des humanités qui structurent son cursus honorem, permit à la Grèce de vivre une anastasis. Cette résurrection notoire dont il permit la révélation avec Prière sur l’Acropole en 1865 s’inscrivit dans la longue tradition du mouvement engagé en Occident – rappelons qu’il fut propriétaire dans la Nouvelle Athènes…, au-delà de son toponyme évocateur, quartier central du mouvement philhellène en France. Pour les Grecs de l’Indépendance, le mouvement philhellène permit la réaffirmation d’un passé oublié. Au xviie siècle, bien avant le mouvement déjà, les ambassadeurs français tel le marquis de Nointel[6], en route vers la Sublime Porte[7] firent escale en Grèce et découvrirent vestiges et artéfacts. Depuis le xviiie siècle l’archéologie mena de vastes fouilles avec, entre autres, la découverte de la Vénus de Milo sur l’île éponyme en 1820, préfigurant ce savoir antique qui refait surface. L’École française d’Athènes quant à elle sera l’exemple le plus probant de l’émergence de nouveaux savants, notamment grecs. La diffusion du savoir passe par l’élaboration d’un héritage : la Grèce moderne, dès 1846, utilisa les « antiquités nationales » pour bâtir une unité nationale, des amphores à l’Acropole, en passant par Delphes et Olympie ; cette occupation de l’espace servit la cause d’une identité, d’un socle commun.
APOLLON SUSURRE À L’OREILLE D’ARÈS : LA LITTÉRATURE PHILHELLÈNE ET LES RÉFÉRENCES ANTIQUES
Dans son sillage, les écrivains et peintres romantiques témoignent d’un attrait pour cette contrée à mi-chemin entre Occident et Orient. Alors que la Grèce est en lutte pour son indépendance et se réclame d’Arès, l’Occident fidèle à sa tradition prend la lyre apollonienne pour défendre, ce qui à l’époque passe pour un moment de grâce historique. Arrêtons-nous sur le cas le plus fameux des philhellènes, Lord Byron. Initié aux terres arides lors de son Grand Tour entre 1809 et 1810, il séjourna à Athènes[8] avant de revenir pour y mourir sur le sable sanglant de Missolonghi. Le romantisme puisa son inspiration à Athènes et à Rome, mais c’est dans la mythologie grecque que Byron écrivit l’un de ses poèmes les plus connus, Prométhée (1937), dans lequel il revient sur le Titan voleur de feu et ipso facto caucasien. La Grèce et les Grecs furent son dernier combat ; image d’Épinal de la lutte, Byron signe ses derniers vers trois mois avant d’achever son dernier souffle, le 19 avril 1824. « Je suis venu ici pour me joindre non à une faction mais à une nation »[9], de fait, et c’est ainsi qu’il déclame son combat : « The Sword, the Banner – and the field – / Glory and Greece around me see! / The Spartan, borne upon his shield / Was not more free. »[10] Le 22 janvier 1824, Byron témoigne de cette fougue emportant le mouvement romantique partout en Europe de Goethe à Delacroix en passant par Hugo. Byron fait référence aux Spartiates et au courage des indépendantistes qui luttent à Missolonghi ; pour les romantiques comment ne pas songer aux Thermopyles[11] ? Le poète nous le dit, la lutte sera le moment de la délivrance : « The Land of honourable Death / Is here; – Up to the Field! And Give / Away thy Breath. »[12] Néanmoins l’histoire est connue, Missolonghi fut une défaite grecque dans la quête de l’indépendance, mais qui marqua grandement le mouvement philhellène. Byron se fit martyr d’une lutte pour la Grande Idée (Μεγάλη Ιδέα), d’une nation libre nourrissant l’imaginaire de l’Occident et inspirant à Delacroix une toile largement commentée dès son exécution, La Grèce sur les ruines de Missolonghi, qui s’inscrivait déjà dans le cycle grec avec Scènes des massacres de Chios. Mais c’est Victor Hugo qui laissa la marque de destruction et d’une lutte nourricière pour l’identité grecque : « Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil. […] / Ah ! pauvre enfant, pieds nus sur les rocs anguleux ! […] / Que veux-tu ? fleur, beau fruit ou l’oiseau merveilleux ? / – Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus, / Je veux de la poudre et des balles. »[13]
La Grèce, par le philhellénisme, réceptionna un savoir antique que l’archéologie fit émerger après trois siècles sous occupation ottomane, et redécouvrit sa vieille identité plurimillénaire célébrée par la poésie et la peinture des romantiques – il n’y a qu’à songer aux paysages en ruines dépeints tout au long du xixe siècle. Enfin la Grèce fut donc plurielle dans ses identités linguistiques comme historiques avec un héritage byzantin qu’elle s’empressera, là aussi, de récupérer dans ses « antiquités nationales ».
© ALEXANDRE QUERON
[1] « La grandeur des peuples ne se mesure pas en hectares, mais avec le sang et la flamme ardente du cœur. », dans « Dans les chars ». Revue O Numas, no 575, 12 octobre 1915, p. 372.
[2] Tonnet, Henri. Histoire du grec moderne. L’Asiathèque, Paris, 2003, p. 205-223.
[3] Ibid., p. 260.
[4] Braudel, Fernand. Les mémoires de la Méditerranée. Les Belles Lettres, Paris, 2022, p. 261.
[5] Renan, Ernest. Prière sur l’Acropole. Éditions Pelletan, Paris, 1899 [1865].
[6] Charles Olivier de Nointel (1635-1695) fut un diplomate français, nommé par Louis XIV ambassadeur de l’Empire ottoman ; il fut remarqué pour les nombreuses acquisitions qu’il ramena de ses missions.
[7] La « Sublime Porte » réfère à la porte du palais de Topkapi, à Constantinople, où avait lieu les réunions diplomatiques. Elle fut désignée ainsi par les drogmans et par métonymie désigne la ville elle-même.
[8] Byron, G. G., Marchand, L. A., Lamolle, O., Lorris, A. de. Dictionnaire de Byron. Éditions La Bibliothèque, 1999, p. 31.
[9] Lord Byron. Journal de Céphalonie. 28 septembre 1823.
[10] « On this Day I Complete my Thirty-Sixth Year [J’achève ce jour ma trente-sixième année] », dans Lord Byron. Poèmes. Éditions Allia, Paris, 1997.
[11] La bataille des Thermopyles, en 480 av. J.-C. oppose les cités grecques face aux troupes achéménides de Xerxès Ier durant les guerres médiques en Locride. Cette bataille se solde par la victoire des Perses bien qu’elle fit émerger le mythe spartiate dont Léonidas et ses 300 hommes créèrent la légende.
[12] Lord Byron, op. cit.
[13] « L’Enfant grec ». 8-10 juin 1828, dans HUGO, Victor. Les Orientales. 1929.
Image à la une : Filippo Marsigli, La Mort de Markos Botsaris. Peinture à l’huile, 1836-1839. 0,63×0,91m. (ΓΕ 8969). Musée Benaki d’Athènes.
Correction : Julie Poirier (@correctrice_point_final)