Quand on parle de la transition avec l’histoire moderne, les programmes scolaires se trouvent bien embêtés dans la conception occidentalocentrée dont ils font preuve. En effet, peu d’heures sont consacrées à la période de transition entre l’Antiquité et la Renaissance.
Le Moyen Âge en est réduit à une époque obscure décriée par les Lumières qui ont vu en lui une période dénuée de tout progrès technologique ou en matière de santé publique. Cette obsession des Européens pour leur propre histoire se reflète aussi dans une certaine conception de la littérature, de la transmission du patrimoine culturel et de la façon dont finalement on raconte l’Histoire. Que peut-on alors dire de l’Empire romain oriental de Byzancequi ne s’est effondré qu’en 1453 ? Peut-on seulement imaginer qu’il y a effectivement eu une persistance réelle de toute une vie culturelle au-delà de nos frontières ? C’est tout un pan de notre histoire culturelle qui a été comme invisibilisé.
LE MOYEN ÂGE, UNE ÉPOQUE DE DÉCOUVERTES
Le Moyen Âge est une période bien différente de ce qu’ont voulu nous en présenter les premiers historiens et les philosophes des Lumières. On peut plus spécifiquement corriger quatre idées préconçues à propos de cette période.
- La diversité des cultures et des sociétés : le Moyen Âge n’était pas une période monolithique ancrée dans une perte culturelle par opposition à l’Antiquité. Au contraire, c’était une époque de grande diversité culturelle, ethnique et religieuse. L’Europe médiévale était en contact avec des civilisations du monde entier, et les échanges commerciaux, culturels et intellectuels étaient florissants. Cependant, cette diversité a souvent été négligée au profit d’une vision centrée sur l’Europe occidentale chrétienne.
- Le rôle des femmes : les femmes du Moyen Âge jouaient un rôle important dans la société, mais leurs contributions ont souvent été minimisées ou ignorées. Elles étaient actives dans tous les domaines de la vie, de l’économie à la politique en passant par la religion et les arts. Cependant, leur histoire a souvent été racontée à travers le prisme des hommes, ce qui a donné une vision biaisée de leur rôle et de leurs réalisations. Pour n’en citer que quelques-unes, Aliénor d’Aquitaine (1122-1204), reine de France puis d’Angleterre, était connue pour son intelligence, sa beauté et son influence politique. Elle a joué un rôle important dans la gestion des affaires de ses royaumes et a été une mécène des arts et de la littérature. Sa fille, Marie de France, commandera même certains poèmes du cycle arthurien à Chrétien de Troyes. Hildegarde de Bingen (1098-1179) cumula les rôles d’abbesse, de compositrice, d’autrice en théologie et médecine. Bref, c’est ce qu’on a appelé jusqu’au xviiesiècle un polymathe, ou génie universel. Et nous pourrions parler de bien d’autres femmes influentes comme Christine de Pisan, Jeanne d’Arc ou encore Anne de Kiev.
- Les avancées scientifiques et technologiques : le Moyen Âge a connu des progrès scientifiques et technologiques importants, souvent négligés au profit de l’accent mis sur les réalisations de la Renaissance et de l’ère moderne. Les savants médiévaux ont apporté des contributions significatives dans des domaines tels que la médecine, l’astronomie, les mathématiques et l’ingénierie. Pour n’en citer que deux, la guerre fait une avancée décisive avec la création (et l’importation) de la poudre à canon et les améliorations majeures du procédé de la cautérisation. Dans la La Méthode de traicter les playes faictes par hacquebutes traité des arquebuses, publié en 1545, Ambroise Paré explique comment cautériser les plaies par la chaleur pour arrêter le saignement et prévenir l’infection. Avant Paré, la cautérisation était souvent réalisée avec des fers chauffés au rouge, ce qui pouvait causer de graves brûlures et aggraver les blessures. Paré a préconisé une approche plus douce, utilisant des cautères en cuivre ou en argent chauffés à une température contrôlée. Il a également souligné l’importance de nettoyer soigneusement les plaies avant la cautérisation et d’appliquer des pansements antiseptiques.
- La vie quotidienne des gens ordinaires : la vie quotidienne des gens ordinaires du Moyen Âge est souvent ignorée dans les récits historiques traditionnels, qui se concentrent davantage sur les événements politiques, les batailles et les personnalités importantes (comme c’est le cas avec les récits de saints, les fameuses hagiographies). Cependant, comprendre la vie quotidienne des gens ordinaires est essentiel pour avoir une vision complète de cette période. Il serait en effet inexact de penser, par exemple, que les populations du Moyen Âge ne se lavaient pas ou peu. Bien au contraire, des manuscrits enluminés montrent des scènes quotidiennes de bains. L’ennui, c’est que c’est aussi sur ces mêmes images que l’on constate que l’on gardait, en vertu de la pudeur liée à la morale chrétienne, une petite tunique légère en se lavant, ce qui avait pour effet préjudiciable de provoquer des maladies de peau.
L’EMPIRE ROMAIN D’ORIENT, L’ENFANT MAL-AIMÉ DE L’EUROPE
Pour ce qui est de Byzance, les historiens du xixe siècle ont en partie contribué à véhiculer cette invisibilisation de cette partie de l’histoire européenne et tout d’abord en réutilisant à tort le discours déjà appliqué à l’Antiquité tardive. La chute de Constantinople en 1453 a marqué la fin de l’Empire byzantin et a contribué à forger l’idée qu’il s’agissait d’une civilisation déclinante et dépassée, alors qu’il n’en était rien. L’historiographie traditionnelle, souvent dominée par une perspective occidentale, a longtemps négligé l’Empire byzantin, le considérant comme une simple continuation de l’Empire romain plutôt que comme une civilisation à part entière avec ses propres réalisations et contributions. De fait, l’Empire byzantin était vu comme un piètre héritage, amputé, alors que la vérité était plutôt qu’il s’agissait de la seule partie de l’Empire romain à avoir résisté aux invasions barbares… Enfin, jusqu’à très tardivement, on ignorait la culture byzantine (pas l’héritage grec véhiculé par le biais de Byzance, mais bien sa culture propre) du fait de la perte de documents et d’artefacts byzantins ayant été détruits lors de la chute de Constantinople et à cause de la domination ottomane. Des manuscrits d’exception, comme l’épopée de Digénis Akritas qui raconte la geste d’un soldat chargé de garder les frontières de l’Empire au xiiie siècle, ont été redécouverts au siècle dernier.
En plus de cette mise en valeur à laquelle il faudra travailler à l’avenir, il est important de reconnaître les nombreuses contributions de l’Empire byzantin à l’histoire mondiale, comme la préservation et la transmission du savoir antique, les développements dans l’art, l’architecture et la religion, et le ferme maintien d’une frontière face aux invasions extérieures.
On peut supposer que cette invisibilisation est en partie le fruit du grand schisme de 1054, également connu sous le nom de grand schisme d’Orient, un événement crucial dans l’histoire du christianisme qui a marqué la séparation définitive des Églises d’Orient et d’Occident.
Avant cet événement, pendant le premier millénaire de notre ère, l’Église chrétienne était unie sous l’autorité du patriarche de Constantinople, considéré comme le successeur de l’apôtre Pierre. Cependant, des tensions croissantes existaient entre les Églises d’Orient et d’Occident, liées à des différences théologiques, linguistiques, culturelles et politiques. Plusieurs facteurs ont contribué au schisme, dont :
- des différences théologiques : des désaccords existaient sur des doctrines clés comme la nature du Saint-Esprit, l’utilisation du pain levé ou non levé pour l’Eucharistie et le rôle du pape au sein de la communauté ;
- des questions linguistiques : la liturgie était célébrée en grec dans l’Église orientale et en latin dans l’Église occidentale, ce qui créait une barrière linguistique et culturelle ;
- des rivalités politiques : la lutte pour le pouvoir et l’influence entre le patriarche de Constantinople et le pape de Rome s’intensifiait.
En 1054, le pape Léon IX et le patriarche Michel Cérulaire s’excommunièrent réciproquement, officialisant ainsi la rupture entre les deux Églises. Cet événement a symbolisé l’accumulation de tensions et de divergences pendant des siècles. Le schisme a eu trois conséquences :
- une division religieuse : la chrétienté s’est divisée en deux branches principales, l’Église catholique romaine à l’Ouest et l’Église orthodoxe orientale à l’Est ;
- des différences culturelles : le schisme a accentué les différences culturelles et linguistiques entre l’Orient et l’Occident, contribuant à une vision mutuelle stéréotypée et à une méfiance persistante ;
- un impact sur l’art et l’architecture : les deux branches du christianisme ont développé leurs propres styles artistiques et architecturaux distinctifs, reflétant leurs théologies et leurs traditions respectives.
Il est important de relever, in fine, que ces invisibilisations ne sont pas intentionnelles, mais plutôt le résultat d’une historiographie traditionnelle biaisée. Les chercheurs modernes travaillent d’arrache-pied pour corriger ces lacunes et offrir une vision plus complète et inclusive du Moyen Âge et de la période byzantine.
© BENJAMIN DEMASSIEUX
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Baynes, Norman H. The Byzantine Empire (2e éd.). Williams & Norgate, Londres, 1943.
Beaucamp, Joëlle, Dagron, Gilbert (Éds.). La transmission du patrimoine. Byzance et l’aire méditerranéenne. De Boccard, Paris, 1998.
Nicol, Donald M. Les Derniers Siècles de Byzance, 1261-1453. Les Belles Lettres, 2005.
Mazel, Florian (Dir.). Nouvelle Histoire du Moyen Âge. Seuil, 2021.
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Correction : Julie Poirier (@correctrice_point_final)