La fragilité. Comme ce mot est étrange sous la plume d’un soldat. Et comme il vient immédiatement battre en brèche la caricature. Le soldat, un homme fragile. C’est sous cet angle que le général d’armée François Lecointre, ancien chef d’état-major des armées et grand chancelier de la Légion d’honneur, commence et poursuit son passionnant récit. Une vie dans l’ombre du drapeau, de la vocation à la guerre, une expérience de la violence indicible, de la peur, une vie d’action où éclatent l’inattendu de la fulgurance du combat et l’effroi de la perte d’humanité, une vie avec la dignité en bandoulière et la fraternité au cœur, une vie d’attente, où l’absence de guerre métamorphose le temps en implacable ennui.
Chez les Lecointre, on ne plaisante pas avec l’uniforme, le père est commandant de sous-marin, et l’image d’une « silhouette puissante, noire, longue, précédée d’une vague d’étrave, simple masse liquide sans écume, fendue par le masque du sonar et qui glisse en lourdes draperies transparentes sur la coque sombre » fascine le jeune François, âgé d’à peine sept ans. « Je crois que c’est à cet instant qu’est née ma vocation militaire. » écrit-il. Il est aussi très impressionné par la figure de son oncle Hélie « mort au champ d’honneur ». Mais la photo de cet oncle, où l’homme apparaît moqueur, le trouble : « Pouvait-on rire de manière si franche et être mort ? » se demande-t-il. Ce rire franc exprime plus selon lui une forme de fragilité que la puissance guerrière à laquelle on est en droit de s’attendre de la part d’un soldat. Et justement, c’est cette fragilité qui l’encourage où il voit sa propre faiblesse, sa lâcheté, sa médiocrité et son manque de courage. Cette image de fragilité le libère de l’écrasante et incontestable statue du père. Et c’est précisément ce qui est passionnant dans ce récit à hauteur d’homme : pas de posture ni de rodomontades, de grandes déclarations définitives ni de leçons à donner aux ignorants civils que nous sommes, mais une écriture limpide où la pensée se précise à mesure que l’auteur descend dans le tréfonds de ses peurs. C’est alors un voyage en humanité où le soldat dans sa condition pas toujours enviable, parfois terrifiante et souvent franchement ennuyeuse se fortifie et trouve son sens dans une valeur qui semble aujourd’hui avoir disparu : le sens de l’honneur. Le soldat est un homme qui s’éprouve, c’est aussi un homme éprouvé par le temps.
LE TEMPS DE LA GUERRE ?
Les temps changent, aujourd’hui la guerre menace l’Europe.
La guerre, nous l’avions oubliée. Elle ne concernait que des contrées lointaines et dans nos démocraties aisées, nous prenions le temps de vivre, le temps d’aimer et d’élever nos enfants dans une insouciance qui nous avait fait oublier que la paix a un prix : celui de toujours préparer la guerre, comme le rappelait l’auteur romain Végèce au ive siècle dans son Traité de l’art militaire.
Le militaire, qui protège notre territoire, nos vies, notre démocratie et donc notre liberté, était au mieux oublié, au pire méprisé. C’était pourtant aussi grâce à lui, à la puissance terrifiante de la dissuasion nucléaire et à la chance de vivre dans un pays démocratique où le civil commande au militaire, que nous devions et que nous devons encore aujourd’hui notre sécurité et donc la possibilité de pouvoir développer un art de vivre dans un temps long. Le temps long, qui permet à une vie de s’accomplir, le temps long, ce miracle de la paix. Ce temps long où l’on donne à ses enfants un avenir, ce luxe que le militaire ne s’autorise pas : il commence sa vie d’homme et il est d’emblée prêt à la perdre ; il faut un courage inouï, dans nos démocraties où le confort de vie s’érige le plus souvent en valeur suprême, pour faire de son métier une discipline où l’on ose mettre jusqu’à sa vie en jeu pour défendre un pays, la France, une idée, la liberté. Cela devrait forcer le respect de chacun.
Dans De la démocratie en Amérique Alexis de Tocqueville écrit en 1840 :
Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.
Si demain la guerre était à nos portes, saurions-nous faire front ? Saurions-nous être un peuple uni, forcé d’oublier le temps long pour vivre dans la nécessité de la survie ? Saurions-nous répondre à cette urgence vitale qui nécessite de rester ensemble si l’on veut se défendre, mais aussi gagner ? L’on peut en douter dans une société où cultiver son égoïsme semble être le dernier art de vivre qui nous reste. L’on peut aussi espérer qu’une fraternité nouvelle serait de mise et nous rassemblerait en résistance. Quand la question est le combat ou la soumission, la réponse devrait aller de soi.
LA TENTATION DU MEURTRE ?
Tocqueville se demande si l’homme gavé des démocraties ne cherche pas à ce qu’on lui « ôte entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ». On peut aussi se demander parfois, et cette question est terrible, s’il n’a pas besoin du chaos pour retrouver la dignité de rester debout. Ou pire, si son penchant naturel ne le fait pas opter pour la sauvagerie pulsionnelle et le choix de la barbarie. Dans « Considérations actuelles sur la guerre et la mort », Freud écrit : « Si l’on nous juge selon nos motions de désir, nous sommes donc nous-mêmes, comme les hommes des origines, une bande d’assassins. » Les pages du livre de François Lecointre sont sur ce point troublantes quant au Rwanda : avec ses hommes, il découvre et doit enterrer « plus profondément un charnier de jeunes enfants dont certains corps affleuraient à la surface du sol. » Quelques heures plus tard, ils vont secourir un homme que la foule voulait lyncher, il se trouve que c’était l’un des massacreurs ; ils tiennent alors entre leurs mains le « mal incarné, enfin ». Face à tant de barbarie comment résister à la tentation du meurtre ? « Probablement parce que nous étions ensemble. » répond François Lecointre, et il ajoute : « Ce dont je me souviens précisément, en revanche, c’est d’avoir, quelques années plus tard, raconté cette histoire devant un parterre de professeurs et d’étudiants dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Tous retenaient leur souffle. Et lorsque je leur confessai la tentation d’exécution meurtrière qui m’avait envahi, j’eus la sensation troublante qu’ils regrettaient presque que je n’y aie pas cédé. » L’inhumain est dans l’humain que nous sommes, et si le soldat « met en œuvre la force, de manière délibérée, jusqu’à donner la mort », il n’a pas l’apanage de la violence, nous la portons toutes et tous en nous.
Il semble aujourd’hui que le temps de la paix soit révolu, et si François Lecointre a intitulé son livre Entre guerres, il se pourrait que le suivant s’appelle « Dans la guerre ».
La démocratie est un trésor fragile, c’est notre bien commun. L’Europe unie est un rêve qui petit à petit s’ancre dans la réalité, et qui mérite que l’on se batte pour le poursuivre. Une guerre se déroule à 2 000 kilomètres de nos frontières, plus que jamais nous avons besoin d’une puissance de combat en alerte : l’on ne nous fera pas de cadeaux. Et si nos soldats devaient monter au front, la moindre des choses serait de les soutenir ; nous avons besoin d’eux, ils ont besoin de nous.
Le soldat « doit savoir que tous ses concitoyens l’accompagnent au combat, lucides sur les risques auxquels il est exposé, sans jamais le plaindre ou le regarder en victime, en reconnaissant la singulière grandeur de son engagement. » Merci à François Lecointre de nous le rappeler dans ce livre si singulier et si attachant.
François Lecointre, Entre guerres, Éditions Gallimard, 11 avril 2024, 128 pages, 17 euros.
© JEAN-FRANÇOIS ROUZIÈRES (Psychanalyste, écrivain)
Correction : Julie Poirier @correctrice_point_final