Toute ma vie, j’ai joué avec la flamme de l’art.
Toute ma vie, je pensais la connaître, cette flamme, je pensais en connaître la brûlure. Toute ma vie, j’ai pensé être un artiste qui connaissait la flamme de l’art. Mais je n’étais qu’un papillon de nuit qui s’approche de la flamme de la chandelle posée sur le bureau, mais je n’étais qu’un papillon de nuit qui risque d’avoir les ailes réduites en cendres. Le vrai mystère, celui de la flamme de la chandelle, je ne le connaissais pas.
Au bord du lit est une méditation sur les derniers jours de Debussy et son ultime opéra inachevé.
En écho à La Chute de la maison Usher d’Edgar Allan Poe, Emmanuel Régniez revisite une angoisse teintée d’une beauté inquiétante, où chaque création artistique semble naître d’une part obscure, d’un tabou latent : celle des obsessions et des hantises qui accompagnent la maladie.
Il rend hommage aux derniers tourments de Claude Debussy, donnant corps au dialogue intérieur que le compositeur entretenait avec l’opéra qu’il envisageait d’adapter de Poe. La prose est musicale, intime et poétique. Elle se fragmente en éclats d’images et interstices de vie, chargés d’une inquiétude sourde, dévoilant la présence constante de la mort et la lente dévoration de la maladie.
La symphonie crépusculaire se poursuit dans le ravissement de la lecture de la nouvelle de Poe.
Votre roman explore les derniers jours de Claude Debussy, un compositeur célèbre et torturé.
Pourquoi avez-vous choisi ce personnage historique et cet instant particulier de sa vie pour en faire le cœur de votre récit ?
Je ne sais pas si j’explore les derniers jours de Debussy, disons plutôt que je m’en sers comme prétexte, pour parler d’un homme hanté, hanté par un projet qu’il n’arrive pas à mener à bout. Un projet qui le hante, vraiment.
Il y a aussi la maladie. Un homme qui malgré la maladie garde toute sa tête, mais voit des choses, des personnes, des personnages de fiction.
En écrivant l’ABC du Gothique, je suis tombé sur une citation de Debussy : « Tous ces derniers jours, j’ai beaucoup travaillé à La Chute de la Maison Usher […] il y a des moments où je perds le sentiment exact des choses environnantes : et si la sœur de Roderick Usher entrait chez moi, je n’en serais pas extrêmement surpris. »
Je n’ai pas repris cette citation dans l’ABC du Gothique, mais je l’avais par derrière moi. Et j’ai voulu faire un nouveau roman Gothique, quelque chose qui flirtait avec ce genre. Et je suis parti de cette citation, extraite d’une lettre de Debussy à son ami Jacques Durand.
Puis je suis tombé dans quelque chose de plus intime, de plus personnel : la maladie, les fantômes, l’obsession… j’ai laissé venir, ai laissé faire, …
Le thème de l’obsession, que ce soit pour une œuvre inachevée ou pour un idéal artistique, est central dans Au bord du lit.
Comment avez-vous travaillé cette notion d’obsession dans votre écriture et quelle résonance cela a-t-il avec votre propre processus créatif ?
Oui, l’obsession est au cœur de mon travail : que ce soit mon premier livre (roman ?) L’ABC du Gothique, où un personnage était obsédé par le roman gothique. Dans Notre Château, où le personnage d’Octave est obsédé par sa maison, son château. Madame Jules obsédée par son mari. Ou bien, moi, dans Une fêlure, qui est obsédé par un souvenir traumatique. Ordinaire(s), qui est le résultat de mon obsession pour Simenon…
Et Debussy, enfin, obsédé par son opéra. Giacometti, obsédé par faire une tête. Oui, tous mes livres sont des livres d’obsessions.
L’obsession et l’intimité, ce sont mes deux marottes, mes deux points d’approche pour écrire. Dire l’intime, ce petit quelque chose de si singulier, si étrange et si universel.
Ensuite je crois que l’on ne peut pas faire une œuvre artistique sans obsession. C’est le cœur même de l’œuvre. Et si on regarde tous les artistes ils sont pétris d’obsessions. Par exemple Claude Simon, qui raconte toujours la même histoire, mais qui ne raconte jamais la même histoire… J’ai les miennes, que ce soit pour certains thèmes, certaines thématiques, mais aussi dans mon désir de travailler la langue, avec la langue. Le roman pour le roman, raconter une histoire, ne m’intéresse pas, comme écrivain et comme lecteur. Je suis à la recherche d’une langue, de quelque chose qui va me permettre de voir le monde différemment, autrement, de manière et plus personnelle et sans doute plus universelle.
Sans doute pour cela que je ne lis plus de romans policiers, quand j’en ai beaucoup lu à un moment, mais aujourd’hui, je n’arrive plus à me faire happer par une histoire si elle n’est pas liée à une forme singulière. Je ne dis pas que les romans policiers (ou de SF) sont mal écrits, mais ils n’ont pas la force d’écriture que peut avoir un roman de Balzac. Ce n’est pas un jugement de valeur, c’est un constat, pour moi. D’où mon intérêt pour la poésie.
Le livre est accompagné de La Chute de la maison Usher d’Edgar Allan Poe, une œuvre qui inspire Debussy dans votre récit. Comment percevez-vous le lien entre la musique de Debussy et l’univers littéraire de Poe ?
Je ne peux pas parler à la place de Debussy, et savoir comment il percevait les liens. L’opéra sur la Chute de la Maison Usher était une commande américaine et sans doute que Debussy voulait un auteur américain, et aussi un auteur français, et quel auteur est les deux ? si ce n’est Poe, traduit par Baudelaire.
Elle ne fait pas que l’inspirer, elle l’obsède, véritablement. Il voulait faire un nouvel opéra, encore plus grand, plus beau que Pelleas et Melisande. (qui est sans doute le plus bel opéra français ), vouloir faire plus, plus grand, plus beau… Incroyable. Un opéra dont la musique aurait fait pleurer les pierres, dit Debussy.
Et l’œuvre de Poe essaye aussi de tout dépasser, d’inventer sans cesse, avec une langue si liée au vécu que cela en devient terrifiant parfois.
La musique et la littérature sont tellement liés, tout le temps, l’un enviant l’autre tout le temps. Faire de la musique avec les mots, faire une histoire avec des notes.
Ça s’écrit et ça s’entend.
Comment créez-vous l’ambiance dans vos textes, et comment avez-vous abordé la mélancolie et la maladie dans votre roman ?
Disons que je me documente beaucoup beaucoup… ai lu presque tout sur Debussy, en français, ai lu sa correspondance, ai écouté toute sa musique (belle intégrale, soit dit en passant) … je lis, je m’immerge, je vis avec, dedans, … même chose pour le Gothique, pour Simenon, même chose pour Giacometti, au cœur de mon projet texte, roman (?) … oui, je suis un peu un obsessionnel … j’ai besoin de cela, d’être dedans, complètement dedans…
Ensuite, je trie, je relis, je recopie, j’arrange, je monte, je démonte, j’essaye de trouver une voix, et là ce fut la mélancolie, la maladie, trouver la voix d’un malade qui a des visions, me glisser en lui, et essayer de parler, non pas pour lui, mais avec lui.
Après ce sont des tentatives, des essais, des échecs, de trouver la bonne cadence, le bon rythme, que cela devienne fluide, que cela devienne comme une évidence.
Quelles influences littéraires vous ont guidé pour atteindre cette esthétique particulière ? Pouvez-vous nous parler de votre rapport à la musique ?
J’écris des romans, principalement, un peu de poésie, … mais oui, principalement des romans. Cependant, je suis avant tout un lecteur de poésie. Américaine, beaucoup. Française aussi. Allemande, énormément. Je suis à l’affut de la poésie, moins du roman. Je ne suis pas trop l’actualité littéraire, la rentrée littéraire.
Ensuite, j’ai des romanciers que j’aime : Thomas Bernhard, énormément. Un maître, vraiment. Le rythme, quel rythme chez lui !
Robert Coover pour la forme.
Des classiques, beaucoup de classiques ; ma formation, en fait.
Je voudrais écrire sur La Bruyère, par exemple.
J’aime Saint Simon.
Et puis au dessus de tous, je place Proust.
Je lis, beaucoup, tout le temps, à la recherche de sons, de voix, de rythmes, d’une éthique de l’écriture, en fait.
Ensuite la liste serait longue de ceux et celles que j’aime et qui m’accompagnent depuis tellement d’années : Duras, Sarraute, Woolf, Calvino, Cingria, Michot, Celan, Bachmann, Rilke, Zukofsky, Modiano, Pasternak, Joyce, Denis Roche, Claude Simon…
Quant à la musique, c’est arrivé assez tardivement, j’en écoutais, oui, mais comme ça, sans plus.
Et puis, lors de mon séjour au Japon, je me suis mis à en écouter énormément, du jazz et du classique, et surtout de la musique contemporaine : Dusapin, Berio, Schoenberg, Webern, Boulez, Morton Feldman (mon préféré)
Et elle était là, tout le temps la musique, pour m’accompagner, me guider, elle m’enveloppait de sa douce cape, quand je vagabondais dans les rues de Tokyo. Mon petit livre de photographies sur Tokyo est sous le signe de la musique, de Marin Marais.
Quels sont vos projets ?
Je travaille et finis un projet sur Giacometti. Que j’espère finir, enfin, fin novembre. Puis un livre sur mon père, la filiation, les années 80 (que je déteste), le SIDA… quelque chose d’assez ample et peut être trop ambitieux pour moi. On verra bien.
Un autre livre de photos, peut-être.
Ensuite, d’autres idées, envies, bien sûr. Cela dépendra… je travaille lentement, je prends mon temps. Alors…
Emmanuel Régniez, Au bord du lit suivi de la nouvelle d’Edgar Poe La Chute de la maison Usher, Le Tripode, 122 pages, 15 €.
Photo Copyright Antonio Jiménez Saiz
©SOPHIE CARMONA Octobre 2024