Dans un temps – beaucoup trop long – où le roman s’est rabougri, limité à la seule expérience de son auteur, à la minuscule observation de son environnement immédiat et à l’exploration de son seul nombril, Pays réels fait un bien fou. Quel souffle ! Quelle force ! La dimension épique de ce roman renverse le lecteur qui ne s’attendait pas à pareille charge !
Voici un roman qui embrasse tout : une période historique (à venir ?), une nouvelle société et ses règles propres, entre la dystopie et l’anticipation, plusieurs destins – et il convient d’insister sur cette pluralité de destins car le roman se construit sur le cheminement de chacun de ses personnages vers une bataille finale, un cataclysme minutieusement préparé par l’auteur. C’est en cela que le lecteur est ébloui, car l’auteur, Mathias Kessler dont c’est le premier roman, a toujours un coup d’avance, il prépare le terrain – ou, pour mieux dire, le champ de bataille – chauffe les caractères et les esprits, et déploie sa formidable force narrative pour accompagner le lecteur jusqu’aux premières loges de cet affrontement à la vie à la mort. Aucun détail n’est négligé, que ce soit un trait de caractère, la description d’un lieu, ou les rouages d’une machine, pour que tout prenne son sens et puisse parfaitement s’emboîter dans le final. C’est une mécanique d’orfèvre, au long court, passionnante et brillante.
Que met en scène Pays réels ? Deux mondes jumeaux, deux idéologies à bout de souffle qu’il faut malgré tout préserver, deux chefs isolés qui se nourrissent de la certitude de leur grandeur, appuyés par des généraux ambitieux et parfois menteurs, dissimulateurs. Ces deux mondes, l’un en pleine lumière, l’autre habitant un souterrain, sont amenés à s’affronter. La révolte gronde dans la Ville basse, organisation vivant sous terre, et le Prince, qui dirige le monde d’en haut suivant les préceptes de Machiavel, réfléchit à des stratagèmes pour mater la rébellion. Manuel politique d’excellence, le roman explore le cynisme de dirigeants qui font croire à leurs faiblesses pour mieux régner par la force.
Et, pris dans cette engrenage, Victor, l’un des fils des généraux au service du Prince, cherche une place dans ce monde, montant quelques échelons absurdes, patiemment, trimballé ça et là comme un pion dans un jeu de stratégie, pensant maîtriser son destin jusqu’à ce que ceux qui le dirigent décident de le placer face à un dilemme absolu : trahir son pays ou trahir celle qui l’aime.
Et le roman, sans cesse, de promener son lecteur entre les intrigues de palais, les plans politiques alambiqués, les mensonges et les trahisons, et la confrontation de Victor à la réalité des âmes humaines. Tout cela forme une fresque fascinante, tout en posant une question qui hante tout le récit : quelle vie nous attend quand les idéologies et les croyances auront triomphé de la raison et du savoir ? Dans quelle société vivrons-nous quand tout se sera effondré ? La réponse n’est pas très réjouissante : les deux mondes qui s’affrontent ne sont ni plus ni moins que deux autocraties mortifères.
Reste alors au lecteur la jubilation du souffle épique, le sourire de l’ironie, et la force d’un style et d’une langue qui intrigue et séduit. Car la réussite de ce roman tient beaucoup au fait qu’il se rapproche – par son découpage en plusieurs séquences, par la multiplicité de ses points de vue et de ses actions – des grands romans du dix-neuvième siècle, ces grandes fresques ambitieuses qui ont préféré à la petitesse d’une vie humaine l’ampleur des grands destins. La richesse de ce Pays réels vient de là : avoir sous le même microscope les insignifiants qui font l’histoire et les géants qui la marquent.
© Alexandre Jordeczki
Pays réels – Mathias Kessler – éditions La Giberne – 2023 – 22,30€