John Cowper Powys (1872-1963) était un écrivain britannique. Versé dans l’occultisme et partisan de l’animisme, ce dernier se distinguait par ses ouvrages spirituels décrivant moult expériences mystiques extatiques ou profondément douloureuses. Penseur étonnant, il est l’auteur d’Une philosophie de la solitude (réédition 2024, Allia) : critique envers une modernité grégaire et enivrée de bruit, Cowper Powys fait l’éloge d’un retour au Soi en communion avec le cosmos. Revenant aux grandes sources de la pensée occidentale (Héraclite, Epictète) et extrême-orientale (Lao-Tseu), l’essayiste anglo-gallois défend un « élémentalisme » prompt à charmer les tempéraments solitaires. Un ouvrage indispensable.
DEMEURER DANS LA SOLITUDE AU MILIEU DE LA FOULE
D’emblée, il s’agit pour l’auteur d’élaborer un manuel de résistance à la vie moderne : harassé par une vie affairée, l’homme moderne cherche dans ce torrent d’excitations frénétiques un peu de silence mais aussi de grandes perspectives existentielles « lumineuses et aériennes ». En effet, il s’agit pour Cowper Powys de faire l’éloge de l’introspection.
Afin d’opérer ce retour à soi-même, le philosophe commence par se placer sous l’égide du sage Lao-Tseu : à l’école du Tao, nous pouvons apprendre le non-agir. En cherchant la quiétude, le dégagement plutôt que l’affirmation, la retraite plutôt que la fuite en avant, nous sommes en mesure d’atteindre une sagesse sans égale mais aussi une puissance spirituelle. Lorsque nous nous déprenons du personnage que nous jouons quotidiennement, nous pénétrons le mouvement cosmique qui parcourt la création : en effet, une magie se fait qui brise la carcan de la rivalité superficielle à laquelle nous nous livrons si souvent. Il s’agit en somme d’un retour à la racine du monde qui nous amène à un état de calme proche de la vacuité : aérienne, fantastique, et insubstantielle, la Voie du Tao nous amène à épouser le devenir en tant que tel, nous délivrant ainsi des chimères de l’identité qui plaisent aux esprits bornés. Mystique, Cowper Powys propose à ses lecteurs un détachement prompt à se libérer de la multitude éprise de promiscuité.
De plus, l’écrivain tient à célébrer les philosophes occidentaux attachés au silence mais aussi au fait d’être seul : Héraclite est l’une de ces figures éclatantes. Maître de personne, il apprenait tout de lui-même ; non attaché aux vanités de ce monde, le présocratique laissait discourir les fats. Ce dernier n’avait comme maître que la seule Vérité : nommé l’Obscur, ce dernier ramassait en des phrases sibyllines une pensée dense rarement égalée au cours de l’Histoire. Selon ce dernier, les choses existantes sont mises en équilibre par le choc de forces contraires, Dieu est pour lui « jour et nuit, hiver et été, guerre et paix, réplétion et faim ». Cet homme au tempérament aristocratique était un contempteur de la foule : démystifiant les pensées manichéennes, il faisait de l’écoulement permanent la réalité de toutes choses.
A l’apologie d’Héraclite, Cowper Powys ajoute un éloge appuyé des Stoïciens : puisant dans la tradition grecque et romaine, l’auteur trouve en eux une force d’âme qui sied parfaitement à l’homme attaché à son indépendance d’esprit. D’après Epictète, esclave grec, il est bon pour l’individu d’accepter les décrets du Destin (Manuel) : en obéissant à la Nature qui s’apparente au corps de Dieu, l’homme accepte la part qui lui est dévolue dans la pièce de théâtre cosmique où il ne joue qu’un rôle temporaire. Par l’exercice régulier de notre volonté, nous pouvons avoir un contrôle considérable sur notre propre mental, sans que personne ne puisse y changer quoique ce soit : renoncer au superflu, choisir ce qui est en notre pouvoir, voilà une ligne de conduite qui est à même de diriger la vie de l’esprit souhaitant guider sa propre barque sur les flots tumultueux de l’existence. Cet ascétisme sévère est aussi porté par l’empereur romain Marc-Aurèle : auteur des Pensées pour moi-même, ce dernier nous enjoint à vivre pleinement notre vie. Nous participons de l’éternité, c’est notre privilège, or, nous avons la fâcheuse tendance de l’oublier. Tourmentés par le passé qui n’est plus et par le futur qui n’est pas encore, il est possible que nous ne soyons jamais heureux. Enfin, ce sont Rousseau et Wordsworth qui font l’objet du panégyrique établi par le philosophe solitaire : ces derniers, dévoués au langage des sens et à l’extase de la vie contemplative, se détournent du mode de vie des foules acquises à une vie tristement conformiste.
A présent, étudions la désaffection moderne pour l’âme abordée par Cowper Powys.
UN MAL A L’ÂME
A la naissance, l’être humain crie : si Lucrèce y voit l’annonce des tourments que celui-ci va endurer, Cowper Powys y décèle un cri de la solitude qui affirme notre singularité. Progressivement, la vie sociale nous éloigne de ce centre qu’est le Soi afin de l’aliéner au profit de causes extérieures. Ainsi, nous devons nous exercer en gardant une forme de vigilance mentale qui s’accompagne d’un soin particulier porté au corps : rapidement fatigués, nous perdons le roc, la force unificatrice qu’est le « Je », nommé aussi le « Soi ». Chaque fois que nous revenons vers ce dernier, nous sommes en mesure de sentir la reviviscence de notre solitude natale.
S’il nous est loisible de nous recentrer, la vie urbaine au sein des contrées industrialisées et son goût pour la promiscuité généralisée compliquent un tel processus psychique : à ce sujet, le philosophe indique que la fuite dans le grégarisme s’apparente à une tentative de se soustraire à notre Soi essentiel. Cependant, nous nous devons d’investir celui-ci, il existe d’après l’auteur un noyau d’énergie magnétique que nous pouvons ressentir intuitivement. Dépassant le monde visible, ce noyau nous fait accéder à une réalité latente au sein de la vie même : notre conscience atteint alors des niveaux de réalité irréductibles à des processus physico-chimiques. Par ailleurs, Cowper Powys définit cette dernière comme « le support inaliénable de la totalité de notre expérience ».
Seul contre l’Univers, nous avons la fâcheuse habitude de traiter notre Ego comme si une loi naturelle quelconque nous forçait à le maintenir lâche et informe : servile et à la merci des opinions partagées par le grand nombre, le Soi risque d’éclater en plusieurs pièces violentées, incapable d’atteindre une expérience authentique liée au cosmos. Cependant, aucun décret de l’Univers ne pousse notre conscience à perdre sa forme : nous sommes responsables de notre rapport au Tout.
Par ailleurs, Cowper Powys note une désaffection générale pour le terme d’ « âme » : notre nature la plus intime n’est plus désignée par ce signifiant qui recouvrait jadis tant de significations. Celle-ci s’apparentait à un souffle irréductible à des processus neurologiques : parfois, elle pouvait même être considérée comme immortelle. Cependant, les mots importent peu à ce niveau de réalité, le verbiage qui vise à enfermer notre vie psychique dans le carcan d’un réductionnisme vulgaire n’épuise pas notre expérience immédiate de l’unité de notre âme : le simple fait de pouvoir se questionner sur la nature de toutes choses, y compris de nous-mêmes, implique l’existence d’un questionneur, donc d’un socle intangible unificateur évoqué ci-dessus.
Enfin, l’auteur remarque que le Soi n’est pas seulement en proie aux opinions de la foule mais aussi à l’engourdissement lié à la quotidienneté. Prenant l’existence pour quelque chose d’acquis, nous perdons le rapport merveilleux que nous pouvons entretenir avec la Terre et l’Univers : hormis le travail, nous nous prélassons dans le divertissement le plus vil qui ne fait que « titiller nos sens émoussés ». Par l’isolement du moi, nous pouvons contempler le vaste mouvement planétaire qui confère à chaque chose une haute et tragique signification : la contemplation désintéressée emplit notre âme et « massacre la trivialité » à laquelle nous nous sommes tant habitués. A présent, étudions les caractéristiques de la réalisation de Soi préconisée par Cowper Powys.
LE SOI REALISE
En dépit de ses attaques répétées à l’encontre d’une société affairée et bourdonnante, l’auteur rappelle à ses lecteurs qu’il est possible de vivre une existence humaine digne, accordée aux grands cycles cosmiques. Il existe tout un pan de la philosophie, riche en écrits sublimes, qui est la Métaphysique : nous pouvons puiser à la source des grands auteurs tout en renouvelant celle-ci par notre créativité. Certes, si nous nous attardons sur nos pensées présentes, elles sont souvent lestées d’un ensemble de préoccupations purement utilitaires, ce qui n’est pas quelque chose dont nous pouvons nous réjouir. Cependant, l’exercice de notre volonté peut nous mener à « l’extase préméditée », qualifiée par le penseur d’« étreinte érotique du non-Soi par le Soi » : en effet, nous sommes en mesure de rassembler les forces de notre être et d’embrasser l’Univers tout entier. Ainsi, nous nous affirmons contre toutes ces choses et sur celles-ci, notre nature la plus intime demeure liée à l’immensité au sein de laquelle nous sommes embarqués : « Me voici – voici le « je suis je » qui habite ce faible, misérable et inconfortable corps – qui déploie mon esprit vers le grand mystère de l’Univers, représenté par ces étranges objets, ces pierres, ce bois, cette nuit noire, ces rafales d’un vent pluvieux ». L’insondable Tout, l’Inconnu, peut se révéler en partie dans son incommensurabilité mais pour cela, nous devons nous habituer à la solitude.
L’extase, qui est la possibilité de sortir temporairement d’un Soi inauthentique et borné, est un désir naturel à chaque humain qui enrichit tout autant qu’il exhausse la vie intérieure, y compris s’il n’est pas manifesté à la vie consciente d’un individu. Dépouillant cette dernière de son voile exclusivement religieux, Cowper Powys fait de celle-ci une « liturgie séculière », aussi appelée « religion de l’esprit ». Retournant au fond des choses, cette doctrine philosophique n’a rien d’un dogme oppressant. En considérant le miracle de ce qui est sans pour autant occulter notre finitude, le Soi est à même d’atteindre une dimension existentielle profonde qui tend à se perdre au sein d un grégarisme enivré d’excitations permanentes et superficielles.
Enfin, la marche est aussi une activité liée à la réalisation de notre Soi. En ressentant l’orgueil des premiers Hommes qui ont foulé le sol terrestre, nous éprouvons une fierté indicible liée à un rythme plus humain accordé à celui du Cosmos : nous sentons plusieurs connivences mystérieuses entre nous et la terre auxquelles nous ne pourrions accéder par le biais d’une position assise que nous prenons au sein d’une voiture roulant à toute allure.
Sensible et poétique, l’ouvrage de Cowper Powys esquisse une philosophie de la solitude : mise en péril par une modernité vrombissante et divertie à outrance, cette dernière est pourtant le lieu où le Soi est en mesure de s’accorder à la Terre mais aussi à l’Univers tout entier. Au moment où notre attention est sollicitée sans cesse, relire cet ouvrage est salutaire.