De nos jours, en Catalogne.
Beatriz, la quarantaine élancée et élégante, dotée d’une belle voix de contralto, est membre du conseil d’administration du Cercle, qui organise chaque mois un concert dans la Sala Mompou, dans le Quartier Gothique de Barcelone.
Margarita, son amie, qui est censée emmener le Polonais au restaurant après le récital, l’appelle pour lui apprendre qu’elle est malade. Beatriz va donc devoir se substituer à elle et distraire le pianiste. Elle a conscience de ne pas avoir l’aplomb social de son amie.
Qu’est-ce que cela implique de tenir compagnie à un homme de passage dans une ville étrangère ? A son âge, il ne s’attendra sûrement pas à ce qu’on couche avec lui. Mais il s’attendra certainement à ce qu’on le flatte et même qu’on flirte. L’art du flirt ne l’a jamais intéressé.
Beatriz est heureusement mariée avec un banquier. Leurs deux fils adultes ont quitté le foyer. Son mari et elle ont progressivement pris leurs distances au cours des années, ils font chambre à part, et elle sait qu’il a des aventures avec des femmes extérieures à leur cercle social. Mais aucun ne souhaite divorcer. Une solide amitié les unit.
Elle est restée fidèle même quand les hommes lui font des avances.
Elle n’a pas encore franchi le pas, le pas du Non au Oui.
C’est une femme intelligente, instruite, cultivée, une bonne épouse et une bonne mère. Mais on ne la prend pas au sérieux. Pas plus que Margarita. Ni les autres membres de leur Cercle. Des femmes du monde : ce n’est pas difficile de se moquer d’elles. (. . .) Quel sort risible ! (. . .) Peut-être est-ce pour cela que Margarita a précisément choisi ce jour-là pour tomber malade. ¡Basta ! Fini les bonnes œuvres !
Quand Witold Walczykiewicz apparaît sur scène, Beatriz est surprise. Il ne fait pas ses 72 ans avec sa crinière argentée et sa très grande taille. Il ressemble à Max von Sydow : il n’est pas seulement grand, il est aussi athlétique.
Accroupi à son piano, il ressemble à une araignée géante.
Né en Pologne en 1943, il a donné son premier concert à l’âge de 14 ans, et a gagné de nombreux prix depuis. Il n’interprète pas Chopin de façon romantique, mais dans un style austère. Beatriz n’apprécie pas cette sécheresse. Elle croit aux premières impressions, et ce qu’elle ressent est désagréable :
Quel poseur ! Quel vieux clown !
Ils conversent en anglais pendant le dîner. Elle le parle couramment ; lui d’une façon maniérée. La discussion n’est pas vraiment fluide. Elle essaie de le faire parler de son art, ses réponses ne la satisfont pas. Parce qu’il ne veut pas s’ouvrir à elle, ou parce que son anglais démodé l’empêche d’exprimer ses pensées ?
Elle a conscience d’être
un fardeau pour lui, une de ces femmes riches qui ne le laisseront pas en paix tant qu’elles ne lui auront pas extorqué leur gramme de chair.
Quand elle lui demande s’il était heureux pendant son enfance polonaise, il lui répond que
le bonheur n’est pas le plus important . . . le sentiment le plus important. N’importe qui peut être heureux.
Elle garde le sourire devant ses rebuffades, pensant :
Ce n’est pas Chopin qui ne me parle pas, Witold, mais TON Chopin.
Elle l’oublie dès le lendemain.
Une semaine plus tard, elle reçoit un CD : les Nocturnes de Chopin par Witold.
Avec un mot :
À l’ange qui a veillé sur moi à Barcelone. Je prie pour que cette musique lui parle.
Witold.
C’est le début d’une histoire d’amour particulière.
Une passion à sens unique, ou presque, où l’objet du désir hésite, se pose des questions, observe, balance entre la colère et la pitié, la générosité et la cruauté.
Le Polonais est d’abord paru en Argentine dans une traduction espagnole en 2023 (El Polaco, chez El Hilo de Adriana).
Coetzee a développé une passion pour les littératures de l’Amérique hispanique après avoir étudié l’espagnol dans les années 1960.
Il a souvent critiqué la position dominante de la langue anglaise dans le monde actuel :
Je n’aime pas l’arrogance que cette situation produit chez les anglophones. Donc, je fais ce que je peux pour résister à l’hégémonie de la langue anglaise.
Une autre obsession apparaît dans le roman : son intérêt pour la culture polonaise, lié à l’origine partiellement polonaise de son père.
Coetzee est un maître conteur. Il nous emmène sur des terres inattendues, tout en nous laissant de l’espace afin que notre histoire puisse compléter la sienne.
J.M. Coetzee, Le Polonais, aux Éditions Seuil, paru le 13 septembre 2024, 160 pages, 18,00 €.
© Nathalie Laure Pageot, 2024
Correction : Amandine Floriot @mot.correct.exige