J’ai découvert le roman de Sergio Chejfec (écrivain argentin, né en 1956, mort en 2022), Mes deux mondes, par le livre de Vila-Matas, Chet Baker pense à son art[1]. Livre important, je pense, pour qui veut écrire, pour qui se pose des questions sur la littérature. Dans cet essai, dont une partie sera reprise en préface de la première édition du roman de Chejfec, Vila-Matas pose deux bornes au roman, Finnegans Wake de Joyce et Monsieur Hire de Simenon. Deux auteurs importants, et qui, en effet, ont deux approches non pas opposées, mais différentes, du roman. La voie Finnegans Wake, peu utilisée par nos romanciers, la voie Monsieur Hire, plus empruntée. Et entre les deux, il place Mes deux mondes.
Il n’est pas question de savoir s’il y a une bonne voie, et chaque romancier doit trouver sa voix et sa voie. Mais ce que pose avec perspicacité Vila-Matas, me semble-t-il, c’est qu’il y a une voie entre Joyce et Simenon, et qu’elle doit être empruntée, qu’elle doit encore être explorée. Il y a de grands défricheurs, bien sûr, Pynchon, Gaddis, Gass, Bolano, Saer, Gadda, et j’en passe, mais ne tendent-ils pas trop vers Finnegans Wake ? Le juste chemin n’est pas encore emprunté, si ce n’est de manière massive, du moins de manière fluide, par les romanciers. Il y a le rêve Joyce, tout romancier voudrait écrire un autre Ulysse, mais tout romancier voudrait aussi pouvoir toucher ses lecteurs comme le fit Simenon. Tout écrivain dit qu’il admire Joyce, mais il écrit comme… (mettez là le nom d’un écrivain qui écrit de manière plate); et je ne pense pas que Simenon écrive de manière plate, loin de là.
Les éditions do se posent cette question, et à feuilleter leur catalogue, à lire les livres que ces éditions publient, à lire aussi leurs intentions sur leur site internet, on saisit où ils vont : dans cette voie médiane proposée par Vila-Matas. Voie empruntée par des auteurs étrangers principalement (on pourra se poser la question de savoir pourquoi les romanciers français sont si frileux d’emprunter cette voie – mais ceci est un autre débat et qui mériterait une ample enquête).
Je reviens à Sergio Chejfec et à Mes deux mondes que republient, justement, les éditions do. Ce livre était absent des librairies depuis sa première édition, en 2011, par les éditions Passage du Nord-Ouest, qui était une excellente maison d’édition, proposant des livres ébouriffants.
Le roman de Chejfec, j’ai réussi à me le procurer dans une librairie qui savait ce qu’était un “fond”, c’est-à-dire avoir en rayon, non pas que des nouveautés, mais aussi des livres de qualités… mais ceci aussi est un autre débat, ou peut-être le même d’ailleurs.
Il ne m’a pas paru étonnant que les éditions do republient ce roman qui trouve sa place dans leur beau catalogue. Cela était même évident, en fait.
Mes deux mondes raconte une promenade dans un parc d’une ville brésilienne. Mais comme on peut s’en douter, tout cela n’est qu’un prétexte. Un pré-texte à poser une voix qui va traverser les voies qui bifurquent du parc brésilien. On a vu intrigue plus mince, il est vrai. Mais on n’avait pas encore lu, avec autant de brio, de conviction, une telle volonté, chez un écrivain, non pas d’en épuiser les possibilités (comme aurait pu le faire Perec, par exemple), mais d’en proposer une esthétique, donc une éthique, celle de la marche, de la déambulation, du hasard… car en marchant, en écrivant, le narrateur (l’auteur ?) devient écrivain.
On pourrait tout de suite rapprocher ce livre de ceux d’autres auteurs qui ont fait de la marche et de la déambulation des pré-textes à leur oeuvre : Julien Gracq, Joyce évidemment, Henri Thomas, Virginia Woolf, Robert Walser, Baudelaire… Christophe Manon aujourd’hui.
Se promener, mais pas n’importe où, mais pas n’importe comment. Se promener dans un parc, qui a son architecture, se promener en bifurquant, comme savent le faire les écrivains argentins, à la suite de leur grand modèle, Borges. Se promener, pour un écrivain argentin, c’est se placer dans la lignée de Borges et de ses sentiers qui bifurquent. Se promener, pour tout écrivain, se devrait être ouvrir la possibilité aux histoires et aux fictions, à la littérature.
On peut lire ceci dans Mes deux mondes : » le seul être indécis dans cette partie du monde, car le reste des gens allaient et venaient, sûrs de leur chemin. » Un écrivain n’est jamais sûr de son chemin, il n’est pas cet homme d’affaires qui va de chez lui à son travail en empruntant quotidiennement le même trajet avec le pas assuré de l’homme qui est sûr. Un écrivain qui trace sa route, qui trace des lignes est une personne qui prend son temps, qui doute, qui se retourne, qui hésite, qui prend une route, trace un chemin de désir, qui regarde. Et c’est ce que nous enseigne Chejfec avec Mes deux mondes. À être des personnes qui vont et se retrouvent devant des sentiers qui bifurquent. Être lecteur, c’est aussi hésiter, regarder, prendre son temps, et, tout comme l’écrivain, prendre des chemins de désir.
Qui dit marche, promenade, dit aussi rencontres, et le narrateur va croiser, rencontrer des gens et des animaux,… cela sera l’action, l’action de la parole qui avance et qui hésite. Car rien de linéaire dans ce récit, rien de décidé, rien qui puisse s’apparenter à la bonne histoire qui tient en haleine, rien qui puisse ne pas faire lâcher le livre. Et pourtant, comme un somnambule, le lecteur est pris, car même s’il est entré dans un labyrinthe, il est tenu par la main, pas fermement, en une conduite active, mais avec douceur, et j’oserais presque dire une douce mélancolie. Chejfec prend son lecteur par la main et le fait entrer dans la communauté imaginée des lecteurs de son livre, de son texte, de ses mots. Et rares sont les livres qui procurent cet effet, et rares sont les auteurs qui ont cette capacité de guider leur lecteur.
Mes deux mondes est un guide, guide de lecture, guide d’écriture, un abc de la lecture, un abc de l’écriture.
« Du coup, ma principale préoccupation ne consistait pas à surmonter mes défauts et mes illusions insensées d’écriture, mais à ne pas être découvert. C’est à cela que se réduisait ma vie, pouvais-je dire, juste avant cet anniversaire crucial : à ne pas être découvert. Chacun a un mensonge vital, sans lequel son existence quotidienne et routinière s’effondrerait ; le mien résidait dans les simulacres, de la littérature dans ce cas. »
Pour terminer, je voudrais faire un rapprochement avec un autre livre, d’un écrivain, aussi, argentin : Juan José Saer[2], dont Glose, réédité au Tripode en 2015, avait pour premier titre, lors de sa première édition en France en 1988, L’Anniversaire. Saer, auteur qui emprunte aussi cette voie entre Finnegans Wake et Monsieur Hire, Saer dont l’œuvre reste à découvrir, vraiment. Donc L’Anniversaire, premier titre choisi, et ainsi commence Mes deux mondes : « Il reste peu de jours avant mon prochain anniversaire, et si je décide de commencer ainsi c’est parce que deux de mes amis m’ont fait prendre conscience à travers leurs livres que ce genre de dates peut être un motif de réflexion, et d’excuse ou de justification, sur le temps vécu. » Je ferme les yeux, les deux amis : les deux personnages de Glose ? je ferme les yeux, les deux amis écrivains : Saer et Joyce[3] ? je ferme les yeux, je pense à la date, selon Celan[4], selon Derrida[5] ; je ferme les yeux et je me dis que la littérature est cette réflexion, cette excuse ou cette justification sur le temps vécu, passé, perdu et retrouvé…
Sergio Chejfec, Mes deux mondes Mis dos mundos, Éditions do, traduction Claude Murcia, parution le 16 octobre 2024, 144 pages, 16 €
© EMMANUEL REGNIEZ
[1] Au Mercure de France, en 2011
[2] qui est né un 28 juin… dit, en passant.
[3] Ulysse, qui se déroule le 16 juin 1904, jour anniversaire de la déclaration de James Joyce à sa future femme Nora Barnacle.
[4] Peut-être peut-on dire que tout poème garde inscrit en lui son « 20 janvier ». Peut-être ce qui est nouveau dans les poèmes qu’on écrit aujourd’hui est-ce justement ceci : la tentative qui est ici la plus marquante de garder la mémoire de telles dates? Mais ne nous écrivons-nous pas tous depuis de telles dates? Et pour quelles dates nous inscrivons-nous? (Celan, Le méridien, Ed du Seuil, traduit de l’allemand par Jean Launay).
[5] « Par essence une signature est toujours datée, elle n’a de valeur qu’a ce titre. Elle date et elle a une date. Et avant d’être mentionnée, l’inscription d’une date (ici, maintenant, ce jour, etc.) ne va jamais sans une espèce de signature : celui ou celle qui inscrit l’année, le jour, le lieu, bref le présent d’un « ici et maintenant » (Derrida, Schibboleth, ed. Galilée, pp33-34) – il suffit de remplacer signature par œuvre littéraire, œuvre d’art,…
Article labyrinthe à tiroirs sur la création et ses chemins de bonheur ou de croix. Je vénère Cher Baker. Écrire est aussi le plaisir de découvrir les autres …. et soi, dans une allée de jardin. « Dans ce jardin qu’on aimait », d’après Pascal Quignard, peut-être.
Je voulais dire « Chet Baker »;
A propos de « mais aussi des livres de qualités », qualité prend un seul S ;
Belle épilogue:
« je ferme les yeux et je me dis que la littérature est cette réflexion, cette excuse ou cette justification sur le temps vécu, passé, perdu et retrouvé…«
Absolument
« Qualités » ne prend pas un s
Lundi est décidément le jour des confusions
Excusez-moi