De quelle couleur est la nuit de l’âme ? De quelle matière tisse-t-elle ses cauchemars ? Elle n’est pas exactement noire, non, ni de vide ou d’oubli[1] mais bien plus crépusculaire, plus dense et liquide à la fois. Elle va du pourpre au brun car l’âme est forcément d’argile, à l’image des hommes innocents, malléable et mouvante, ainsi que le narrateur du roman Le grand scandale[2] d’Hubert Gonnet, ce curé meurtrier qui entre dès la première page du roman dans le vaste pèlerinage de l’ombre. Après avoir été bénie, voilà que son âme devient « de sang et de boue », devient la chair blessée des chutes abyssales dans le Mal.
Le narrateur du roman n’est pas le curé d’Uruffe, Guy Desnoyer, qui tua en 1956, à trente-six ans, sa maîtresse. Il n’est pas cet homme apprécié de ses paroissiens qui éventra ensuite cette femme pour en tirer l’enfant qu’il conçut avec elle, enfant qu’il défigura par la suite « pour qu’on ne reconnaisse pas en lui son visage. » Sans doute aurait-il eu en grandissant le sourire du péché ; il n’aura pour éternel regard qu’une grimace épouvantée – celle du fils à la droite mortelle du père.
Non, le narrateur du grand scandale n’est pas le curé d’Uruffe mais il est son ménechme[3] d’encre et de papier. Pendant plus de quatre-cents pages il témoignera sur la page de droite, tentera d’expliquer, de comprendre et de transcender son acte tandis que sur la page de gauche nous suivrons le cours externe de l’enquête. Et le narrateur est loquace. Plus que loquace. Ce n’est pas aux justifications qu’Hubert Gonnet nous confronte, pas au langage persuasif de l’esprit, pas au prêche de l’homme dogmatique, non, c’est directement à la parole de l’âme que l’auteur nous confronte, à la parole la plus nue et la plus déchirée, à la parole d’une âme jadis sainte désormais dans son absolue déchéance – déchéance si totale qu’elle en appellera bientôt d’une manière ou d’une autre à l’absolution.
Dans le sang, la salvation
« Je me baigne, je me roule dans le sang et celui-ci ne peut me purifier. »
Le narrateur est autant un fuyard spirituel qu’un inépuisable guerrier de la foi. Il ne possède « pas plus d’âme qu’un golem » pourtant il avoue avoir « plus à sauver qu’à perdre ». C’est que tout l’acte meurtrier de ce curé est soumis à une dualité irréconciliable et tragique : il doit tuer cette femme qui refuse d’avorter, qui révèlera qu’il est un prêtre charnel, mais cet acte ne peut constituer pour lui un crime et encore moins un rituel (comme l’écrit Marcel Jouhandeau à propos de l’affaire du curé d’Uruffe[4]). Pour cet être sanglant, il faut « exalter la puissance de Dieu », il faut sauver l’âme de cette femme pécheresse, il faut lui offrir la voie du martyre – il faut donc accepter de devenir aux yeux de tous un bourreau sans âme.
Ainsi, si le personnage d’Hubert Gonnet ne saurait trouver pour lui de salvation dans le sang de l’autre – en faisant couler le sang de cet autre dont il se passionna jadis pour le corps, il lui offre les portes du paradis. C’est qu’un seul océan de sang est insuffisant pour sauver tous les hommes… Mais le sang de la victime est la plus noble bénédiction qui soit pour la victime elle-même.
La boue, malédiction et ravissement
L’homme s’agenouille non pas pour le salut de son âme mais pour découvrir que « l’enfer n’est pas ce que l’on imagine, car c’est dans cette vie que nous le connaissons. » Il ne baisse pas le regard, lesté par ses infamies, mais à cause d’un autre, à cause de l’Autre. C’est Dieu qui le met à l’épreuve, c’est Lui qui le frappe d’une immémoriale malédiction – les délices de la chair – c’est ainsi que le narrateur courbe le dos pour goûter une première fois à l’amertume enivrante de la boue. Argile molle des hommes imparfaits, argile diluée des âmes morcelées, cavaliers mouvants de l’apocalypse de la foi. Mais aussi saveur démiurgique et tentation du péché.
Dès lors, que reste-t-il du sauveur quand la pécheresse s’en est allée ? Le narrateur n’est pas dupe : il sait que selon la loi des hommes il est un meurtrier qui sera accusé du meurtre de son amante et de son enfant à naitre. Il n’est pas dupe : il sait que la loi de Dieu le rachètera car il n’a agi que pour sauver une âme perdue. Reste alors une ambiguïté infernale et divine à la fois : il demeure sur cette terre l’homme honni, l’homme abhorré, et dans son âme qui est un morceau de celle du Créateur, l’homme providentiel, l’homme choisi, l’homme élu.
Alors, boue et sang ne sont plus que le linceul qui recouvre l’homme terrestre. Il faut accepter la justice des siens. Il faut qu’on l’insulte, qu’on le menace, qu’on lui crache au visage. Longue est la nuit de l’âme damnée. Mais soudain, sur ce sentier inversé de Damas, surgissent les premières lueurs d’une aube naissante, l’ultime aube de l’âme, qui craquèle peu à peu la croute de sa malédiction. En effet, plus ses frères creuseront sa fosse, plus inébranlable sera la foi du curé. Voilà que les peaux mortes de la damnation chutent, s’entassent, se disloquent. Dans l’asservissement progressif aux lois terrestres, dans la reconstitution dramatique des faits et dans le procès à venir, c’est bientôt la preuve céleste de sa droiture et de sa soumission qui l’élèvent : même dans les pires abjections il n’aura en somme jamais abandonné Dieu, jamais renoncé à son sacerdoce, contrairement à ce qu’il avait d’abord pensé.
C’est ainsi que, plus les pages avanceront, plus le lecteur comprendra que la véritable victime littéraire n’est pas celle que l’on croit. C’est ainsi que, parvenu aux ultimes paragraphes du roman, le lecteur assistera médusé à un dernier ravissement odieux de l’âme du meurtrier… et cette dernière abandonnera ce corps bien trop corps pour les rivages d’une vérité révélée dans l’au-delà – mais par qui ?
Oublieuse Postérité
NOTES
[1] Voir Nuit obscure, Jean de La Croix, Poésie / Gallimard, 1997
[2] Le grand scandale, aux éditions Buchet-Chastel, 1966
[3] Personne qui ressemble parfaitement à une autre
[4] Trois crimes rituels, aux éditions Gallimard, 1962