Dans un futur indéterminé mais lointain. Quelque part au milieu de l’espace profond, la Station est une utopie, un rêve. Depuis des générations, des espèces venues des quatre coins de l’univers y mêlent leur destinée, vivant de l’exploitation minière des astéroïdes qu’elle capture. Dans ce lieu de refuge et de tolérance où la différence est la norme, les individus, « ces chimères » issues de millions d’hybridations, se définissent par leurs pourcentages génétiques, et incarnent l’idée même du vivre-ensemble. La vie y est rendue possible grâce à une prouesse technologique, un monstre d’ingénierie dont le fonctionnement est, avec le temps et les générations, devenu un mystère : les Paramètres, qui adaptent les facteurs environnementaux aux différentes contraintes physiologiques et morphologiques de chacun. Le confort n’est pas optimal, certes ; c’est le prix à payer pour faire communauté.
Mais l’idéal de la Station, ce melting-pot culturel et génétique, est menacé. Car il réveille les craintes d’une dissolution des espèces, entraînant des tentations de replis identitaires. Entre les Spéciens, favorables à un retour à une pureté de la race, et les Fusionnistes, chantres d’un métissage plus large encore, le conflit est inévitable. Et au milieu, une jeune femme, « Majo Humania », simple rouage anonyme parmi les Stationniens, dont les choix vont influencer le devenir de la Station et de ses habitants.
« Tu as lu Rossignol ? » Cette question, un ami amateur de science-fiction a dû me la poser une quinzaine de fois avant que je ne me décide à ouvrir enfin cette première novella d’Audrey Pleynet. Publié au Bélial’ en mai 2023, dans la prestigieuse et qualitative collection Une Heure-Lumière (UHL), ce court roman venait alors de recevoir début novembre le Prix des Utopiales, le festival international de science-fiction qui se tient chaque année à Nantes. D’Audrey Pleynet, je n’avais rien lu – ni son roman autopublié Noosphère (2017), ni son recueil de nouvelles Ellipses (2019), ni sa nouvelle « Encore cinq ans » publiée dans la revue Bifrost (2022).
Mais quelle découverte ! Car avec ce Rossignol aux accents poétiques si prometteurs, Audrey Pleynet livre un texte ramassé, un huis clos dense et exigeant mais néanmoins envoûtant.
Exigeant dans sa construction d’abord. Pas question ici pour l’autrice de prendre le lecteur par la main ; le voilà parachuté dans un univers étrange et foisonnant, avec ses règles et son histoire, qu’il va lui falloir apprivoiser. Autodiégétique, le récit entrelace présent et passé, digresse, s’égare dans les méandres de la Station, au rythme d’une vie qui se dévide selon les embardées de la mémoire. Un éclatement chronologique qui suppose de recomposer petit à petit le puzzle au gré des morceaux épars d’informations que la narratrice consent à donner, sur son monde et surtout sur elle-même.
Dense dans ses thématiques, ensuite. Le propre de la bonne science-fiction est de s’emparer de problématiques actuelles, de les interroger, d’en creuser les limites dans un cadre imaginaire, spéculatif, libéré du carcan de notre époque. Texte clairement engagé, Rossignol explore ici les difficultés mais aussi les richesses que nourrissent l’altérité, le rapport à l’Autre, de leur importance dans la définition d’un être, et ce dans un univers où chaque individu est véritablement, positivement unique. Les sacrifices, aussi, auxquels il faut consentir pour faire fi des différences et apprendre à vivre ensemble. Un discours humaniste qui se double d’une réflexion sur la maternité – cette autre rencontre avec l’Autre –, et l’héritage, aussi bien ce que l’on retire de ceux qui ont précédé que ce que l’on choisit de laisser à ceux qui suivent. Quel beau fil rouge que la convocation de cette ritournelle « À la claire fontaine », qui tisse le lien entre l’infinité des générations.
Envoûtant, enfin, par l’émotion qui s’en dégage. La science-fiction dans Rossignol est hautement conceptuelle. Elle pourrait être froidement clinique. Il n’en est rien. Parce que la plume d’Audrey Pleynet est fluide et chantante, qu’elle dégage parfois une certaine poésie où la multiplicité des textures – plumes et écailles, peau délicate – se pare de couleurs changeantes. Parce que la Station elle-même, bruissant de vie, en mouvement perpétuel, avec son foisonnement d’individus aux traits si divers, est un personnage fascinant qui ne se dévoile qu’avec parcimonie. Mais surtout parce que le récit est avant tout celui d’une femme avec ses imperfections, ses doutes, mais aussi sa sensibilité, qui transparaît à chaque page. C’est grâce à sa narratrice, affirmant fermement tout à la fois sa singularité et son désir de se fondre dans un tout, de faire corps avec une communauté aussi disparate soit-elle, tour à tour guerrière malgré elle et mère aimante prête à tout pour offrir à son jeune fils un monde qui verrait ses particularités comme une richesse, que la novella trouve son souffle émotionnel. Jusqu’à une fin qui bouleverse, entre constat plein d’amertume et pulsion d’espoir pour un avenir meilleur. Avec cette idée, un peu douloureuse, qu’il faut parfois savoir laisser mourir une utopie pour qu’elle donne corps à une autre.
Audrey Pleynet, Rossignol, Le Bélial’, coll. Une Heure-Lumière, 144 pages
Parution : 18 mai 2023,
Support : papier et numérique