Ne vous êtes-vous pas senti privé de liberté lorsque, machinalement, vous avez accepté les conditions générales d’utilisation du dernier site que vous avez consulté ? Ne ressentez-vous pas aussi cette privation de liberté lorsque vous savez qu’un espace est placé sous vidéosurveillance, ou que vos trajets sont traqués par une application gouvernementale ? Pourtant, vous n’avez rien à cacher… Comment expliquer que vous vous sentez limité dans votre liberté du fait que l’État connaisse vos trajets, alors qu’ils n’ont pourtant rien qui enfreint les lois en place ? De quoi vous plaignez-vous si vous pouvez continuer à effectuer toutes vos activités, même quand elles sont traquées ? La question à laquelle nous allons tenter de répondre est la suivante : si malgré cette surveillance, vous n’êtes empêché de rien, pourquoi vous sentez-vous privé de liberté ?
Philip Pettit est un philosophe irlandais, professeur à l’université de Princeton. Voyons comment il distingue la liberté comme non-interférence de la liberté comme non-domination dans son ouvrage Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement. Ce détour par la philosophie politique va nous éclairer sur le véritable impact de la surveillance sur notre expérience de la liberté.
LA LIBERTÉ COMME NON-INTERFÉRENCE ET SES LIMITES
Dans la conception de la liberté comme non-interférence, la liberté réside dans le fait que notre volonté ne se heurte pas à des obstacles résultant de l’interférence intentionnelle d’autres personnes. L’interférence est une intervention contradictoire, et c’est alors le principal ennemi de la liberté.
Cependant, cette conception de la liberté comme non-interférence rencontre plusieurs problèmes. Tout d’abord, elle affirme que toute interférence intentionnelle est destructrice de liberté. Or, il doit y avoir une différence entre une interférence qui ne vise que l’intérêt de l’auteur et qui se produit en fonction de la seule volonté de ce dernier, et une interférence qui, quant à elle, vise l’intérêt de celui ou de ceux qui en sont l’objet, et qui peut être contestée ou contrôlée par eux[1]. En effet, il nous faut trouver une conception de la liberté qui soit capable de distinguer le cambriolage d’un bandit et l’intervention d’une loi qui serait juste dans la vie des citoyens d’une démocratie. De même, il faut que l’on puisse distinguer les États qui gouvernent en accord avec les vœux et les intérêts des citoyens de ceux qui dirigent sans tenir compte des aspirations ou des intérêts des citoyens.
Pettit explique en effet que parfois, l’interférence ne supprime aucune liberté : l’interférence non arbitraire est sous le contrôle de celui qui en est l’objet, et elle ne restreint donc pas véritablement la liberté de ce dernier.
Deuxièmement, un autre problème que rencontre la conception de la liberté comme non-interférence est qu’elle ne permet pas de saisir les situations où il n’y a pas d’interférence, et où il y a pourtant privation de liberté. Lorsque vous êtes surveillé, traqué, on n’interfère pas avec vos actions, vous pouvez toujours les accomplir, mais vous vous sentez pourtant privé de liberté. Le simple fait de savoir que nos activités sont surveillées ne peut-il pas nous amener à autocensurer nos comportements ?
LA CONCEPTION DE LA LIBERTÉ COMME NON-DOMINATION
C’est ici que la perspective de Pettit sur la liberté comme non-domination vient à notre secours pour saisir ces situations de privation de liberté où il n’y a pourtant pas d’interférence. La non-domination va en effet au-delà de l’absence d’interférence directe et examine comment le pouvoir peut être exercé de manière arbitraire, même en l’absence d’entraves apparentes. Dans le cas de la surveillance généralisée, le pouvoir réside dans la capacité de ceux qui détiennent les données à choisir comment les utiliser, créant ainsi un climat de peur et de conformité.
Dans cette conception de la liberté comme non-domination, être libre c’est ne pas être soumis à la domination d’autrui, c’est-à-dire ne pas être exposé ou vulnérable aux interférences arbitraires d’autres personnes dans notre existence et dans nos projets. Dès lors, c’est donc moins l’interférence en elle-même qui détruit la liberté que l’interférence arbitraire : celle qui n’est pas contrôlée par celui qui en est l’objet, et dont l’auteur n’est pas contraint de poursuivre les intérêts de ce dernier. Cette conception nous permet de comprendre que la privation de liberté ne se produit pas seulement lorsque nous sommes effectivement victimes d’une interférence arbitraire, mais même, plus largement, toutes les fois où nous sommes soumis à une domination, c’est-à-dire que l’on est vulnérable à une interférence arbitraire de la part d’un tiers.
Cette nouvelle conception de la liberté comme non-domination nous permet de surmonter les deux obstacles auxquels se heurtait la première conception de la liberté contre non-interférence. Tout d’abord, la liberté comme non-domination nous permet de prendre en compte le fait qu’il existe des interférences qui ne sont pas contraires à la liberté. Il ne faut pas placer tous les types d’interférences sur la même échelle, et confondre vol et impôts qui viseraient plus de justice sociale et qui ne constituent donc pas une interférence arbitraire.
Deuxièmement, cette conception de la liberté comme non-domination ajoute bien l’idée que la liberté peut être affectée par d’autres choses que l’interférence intentionnelle. Il peut y avoir domination (obstruction effective de la liberté) sans interférence. Pettit nous invite à imaginer la situation suivante : vous êtes l’esclave d’un maître bienveillant. Ce gentil maître n’interfère pas avec vos choix, vous laisse faire ce que vous voulez. Dans ce cas, vous subissez la domination de ce maître, mais bénéficiez d’une situation de non-interférence dans la mesure où ce maitre n’exerce pas le pouvoir d’interférence qu’il a sur vous.
Si cet exemple illustre une situation extrême de domination sans interférence, de telles relations sont en réalité tout à fait courantes. Elles expriment des relations de domination entre deux parties dont la plus puissante n’a pas besoin d’avoir une intention claire pour dominer. Pettit explique par exemple que dans le cas d’un mari violent de temps en temps avec sa femme, celle-ci est soumise à une domination constante, et pas seulement lors des épisodes violents. En effet, il y a inégalité entre les parties, puisqu’il y a une relation de domination, et que la partie dominante dispose d’un pouvoir d’interférer dont il peut ou non user. Pettit écrit en en sens que le simple fait « que le détenteur du pouvoir ait, dans une quelconque mesure, la capacité d’interférer arbitrairement est constitutif de la domination, quand bien même il n’en fait pas usage. »[2] Si quelqu’un a le pouvoir de priver une autre personne de liberté quand elle le veut, « il s’ensuit que la victime ne pourra jouir du statut psychologique attaché au fait d’être l’égal de l’autre : elle se trouve dans une situation où la crainte et la défense demeurent constamment à l’ordre du jour, et non pas la franchise qui accompagne l’égalité intersubjective. »[3]
COMPRENDRE LES ENJEUX DE LA SURVEILLANCE
Lorsque nos activités sont constamment surveillées, que ce soit par des entreprises privées, des gouvernements ou d’autres entités, nous entrons dans un état de vulnérabilité face à une possible interférence arbitraire. Cette vulnérabilité découle du simple fait que ces détenteurs de données ont le pouvoir de choisir comment utiliser ces informations, et que ce pouvoir peut être exercé de manière arbitraire, c’est une possibilité. Quand bien même vous n’avez rien à cacher, la question est celle du climat créé par la surveillance. L’autocensure pourrait en ce sens être comprise comme une forme insidieuse de domination qui affecte notre liberté et notre capacité à être des acteurs libres dans une société démocratique.
En outre, la surveillance crée des asymétries de pouvoir importantes entre ceux qui détiennent les informations et ceux qui sont surveillés. Cette asymétrie est inhérente à la domination, car le simple fait que quelqu’un ait le pouvoir d’interférer arbitrairement, même s’il ne l’utilise pas dans les faits, crée une relation inégale. Les surveillants détiennent un pouvoir latent sur les surveillés, et cette inégalité introduit un élément de crainte et de défense dans nos interactions sociales.
La liberté comme non-domination nous offre ainsi un cadre conceptuel essentiel pour comprendre les implications de la surveillance généralisée sur notre expérience de la liberté. Elle met en lumière les aspects insidieux de la domination qui vont au-delà de l’interférence directe et effective, soulignant l’importance de protéger notre liberté face à des pouvoirs potentiellement arbitraires. En remettant en question l’idée simpliste selon laquelle « je n’ai rien à cacher », nous sommes incités à considérer la surveillance sous l’angle de la non-domination et à défendre une vision de la liberté qui va au-delà de l’absence d’interférence directe.
LA SURVEILLANCE, ENJEU DÉMOCRATIQUE
Dans le contexte de la surveillance, la clé réside dans la manière dont elle est mise en œuvre et dans le but qu’elle cherche à atteindre. Si la surveillance est décidée et mise en place de manière démocratique, avec une transparence adéquate, elle peut être compatible avec la conception de la liberté comme non-domination développée par Pettit. Ce serait par exemple le cas si une communauté décidait collectivement de mettre en place une surveillance pour renforcer la sécurité publique, en garantissant que cette décision est prise en accord avec les valeurs et les intérêts des citoyens. Pettit nous a rappelé que la distinction importante résidait dans le caractère arbitraire de l’interférence. Si la surveillance est exercée de manière arbitraire, sans contrôle des personnes surveillées et sans lien avec le bien commun, elle devient problématique du point de vue de la non-domination. En revanche, si cette surveillance est régulée démocratiquement et qu’elle sert des objectifs légitimes, tels que la sécurité collective, elle peut être perçue comme une interférence non arbitraire, et n’est donc pas privatrice de liberté.
En conclusion, l’argument du « je n’ai rien à cacher » négligeait la complexité de la liberté comme non-domination. Même en l’absence d’activités secrètes, la surveillance peut compromettre la liberté en créant des asymétries de pouvoir, en encourageant l’autocensure et en introduisant un potentiel de domination arbitraire. L’enjeu n’est donc pas de ce savoir ce que l’on aurait ou non à cacher, mais la préservation d’une société où le pouvoir est exercé de manière transparente, démocratique et en accord avec les principes de non-domination.
© ROMANE BRIERE-ROME
NOTES :
[1] Jean-Fabien Spitz, Philip Pettit, (2010), Chapitre 2. À lire ici.
[2] Pettit, P., Savidan, P., & Spitz, J. F. Républicanisme : une théorie de la liberté et du gouvernement, 2003.
[3] Idem