Connaît-ton une crise de l’éducation aujourd’hui ? Nous nous entretenons avec Audrey Jougla, enseignante de philosophie afin de savoir pourquoi et comment la philosophie est essentielle dans un monde marqué par les réseaux sociaux et des débats saillants sur l’école.
Pouvez-vous vous présenter ?
Je suis professeure de philosophie et écrivain. J’enseigne la philosophie depuis 2017 au lycée, et auparavant j’ai travaillé comme journaliste ainsi que comme consultante en agence de communication. La rencontre avec la philosophie, en terminale, a été une révélation et j’ai dès lors été passionnée par cette discipline. Une fois diplômée de l’IEP, j’ai donc voulu reprendre des études de philosophie, par correspondance à l’université de Nanterre car je travaillais, et sans savoir encore à ce moment que j’allais en faire mon métier, mais par amour pour cette discipline. La découverte de l’enseignement et la joie d’enseigner est venue avec mon premier poste !
Vous êtes enseignante de philosophie, quelle est votre définition de l’éducation ?
L’éducation est à mon sens une manière de guider, de conduire, de montrer un chemin, plus que ne l’est la seule instruction. C’est une transmission de notions mais aussi une formation de l’esprit, et en cela, on retrouve l’idée d’une maïeutique qui pousse les élèves à accoucher d’eux-mêmes : de leur esprit critique mais aussi de la personne qu’ils deviendront plus tard. On transmet un monde, mais aussi une manière d’être dans ce monde, pour devenir responsable. C’est un passage de flambeau, en quelque sorte, comme le soulignait Hannah Arendt très justement. L’éducation a pour tâche de « remettre le monde en place » face à notre mortalité, et c’est ce qui rend ce travail si important et délicat à la fois.
« Nous tenons les murs d’une maison qui s’effondre » c’est une des phrases de votre livre De l’Or dans la tête qui constate une baisse généralisée du niveau de l’éducation. Faut-il selon vous revenir à cette notion de mérite et si oui comment ?
Oui, le mérite est capital : il faut récompenser et valoriser l’effort, l’investissement, alors que notre système tend à évaluer uniquement le résultat et à être souvent complaisant. Or, l’effort s’apprend : le sport est une excellente école pour cela, alors que, progressivement, l’école a semblé bannir les termes de performance ou d’exigence, comme s’il fallait lisser et cesser de hiérarchiser.
Concrètement les notes chiffrées disparaissent au primaire, le redoublement aussi, les examens nationaux comme le brevet ou le bac sont pratiquement donnés à tous les élèves, donc dévalorisés, et on observe une inflation de la notation (d’autant plus depuis Parcoursup), de sorte que les repères d’évaluation se sont déplacés sur d’autres critères, bien plus arbitraires : réputation du lycée fréquenté, certifications de langues privées, etc. Le mérite scolaire et la valeur des examens nationaux vont donc avec la nécessité de redresser la barre et de retrouver un niveau global correct en fin de secondaire, et non un simulacre qui dessert en premier les élèves.
Le professeur de philosophie a-t-il un rôle à jouer dans cette éducation au mérite et dans la réussite scolaire ?La philosophie souffre de préjugés : discipline élitiste, difficile, au jargon incompréhensible, elle est souvent perçue comme une matière un peu à part, à l’utilité douteuse, réservée aux bons élèves et enseignée par des professeurs un peu étranges (j’exagère à peine !). Notre rôle est, déjà, je crois, de montrer que cette matière est vivante, joyeuse, et sans doute la moins scolaire de toutes ; le cours, pour une fois, n’est qu’une petite partie du travail. Montrer qu’ici tout est permis : toutes les questions méritent d’être posées, toutes les idées sont à creuser, toutes les solutions peuvent être envisagées, tant que l’on use de sa raison et que l’on lutte contre le prêt-à-penser. C’est une ouverture, une porte ouverte vers un horizon illimité, et une matière qui incite à une grande liberté. C’est merveilleux ! Et c’est ce vertige-là qu’on doit donner à percevoir, parce que justement il en va de même dans la vie future des élèves : leur futur leur appartient, mais pour cela encore faut-il qu’on vous autorise à le concevoir, et à vous libérer des formes d’autocensure ou de limitations que votre éducation, ou votre conditionnement social a instauré.
Le travail, la volonté et la liberté d’esprit sont justement ce que l’on travaille en cours de philosophie, parce que, oui une dissertation est un exercice difficile, qui peut même être paralysant au début pour certains élèves. Dépasser ses propres craintes, se rendre compte qu’on est capable, que le travail paye toujours, c’est aussi cela la philosophie. Et en cela, c’est une école de la vie.
On rattache souvent cette baisse de niveau à cette notion de « bienveillance ». Selon vous, pouvons-nous concevoir un enseignement qui joint autorité et bienveillance ?
Absolument et il le faut ! On a dévoyé la bienveillance en complaisance. Comme je l’explique dans le livre, le niveau de français est un bon exemple. À force de baisser les exigences de maîtrise de notre propre langue, on est parvenus à un niveau d’expression écrite qui est sidérant, certains élèves ne parvenant pas à exprimer leurs propres idées ou à faire des phrases correctes en terminale. Ici, la bienveillance aurait justement consisté à ne pas permettre une telle dégringolade : en privant les élèves d’une maîtrise correcte du langage, on les ampute de leurs pensées, et c’est ça qui est scandaleux.
L’autorité n’est pas l’autoritarisme : elle vient de la compétence disciplinaire que l’on a mais aussi, je crois, de l’intention que l’on porte en enseignant. Personne ne choisit ce métier pour exercer son autorité : on enseigne pour élever, pour transmettre, et pour donner à d’autres un peu de la chance que l’on a eue soi-même. Malheureusement, trop souvent la binarité des médias tend à opposer la bienveillance à l’autorité, alors que ce sont deux outils complémentaires au contraire. Dans le livre j’évoque notamment la figure d’une professeur de français, une sorte de Margaret Thatcher qui était unanimement crainte, et que nous avions en classe de première et de terminale. Elle incarnait l’exigence, la fermeté, une notation qui serait inenvisageable aujourd’hui, mais elle nous tirait vers le haut et chacun le savait. Les élèves sont bien conscients de ce que l’on attend d’eux.
Vous aviez dans le passé fondé le groupe de rock Audrey Jungle et sorti à ce titre deux EP Même pas peur et Versus et l’album Azafran. Y a-t-il un lien possible entre la philosophie et la musique ?
Il y en a même plusieurs, déjà entre le métier de professeur de philosophie et celui de musicien. Le sens du collectif d’abord, quand on joue de la musique, il s’agit d’une aventure de groupe, tout comme l’expérience d’une année scolaire avec une classe : on est dans le même bateau, de septembre à juin, et à nous de conduire ce navire du mieux possible avec la classe qui est à bord. On philosophie ensemble tout comme on joue ensemble.
Ensuite, il y a le sens du rythme, et même celui de l’improvisation : comme on s’adapte à un public, on s’adapte à une classe, et aucun cours, comme aucun concert, ne se ressemble ni n’est prévisible, malgré toutes les trames écrites.
Enfin, c’est une expérience créative : faire de la musique, faire de la philosophie, c’est toujours interagir avec autrui, renvoyer la balle, et créer quelque chose ensemble, création d’une réflexion ou création de concepts pour le philosophe, création d’une mélodie, de paroles pour le chanteur. La musique comme la philosophie offrent une grande liberté d’expression, et une expérience toujours nouvelle.
Pour finir, quel texte faites-vous lire à un jeune élève ou étudiant qui souhaite s’intéresser à la philosophie ?
J’aime particulièrement le texte de Descartes extrait des Principes de la philosophie, où il explique « que chaque nation est d’autant plus civilisée et polie que les hommes y philosophent mieux » et que la philosophie. « Est plus nécessaire pour régler nos mœurs et nous conduire en cette vie, que n’est l’usage de nos yeux pour guider nos pas » en introduction, c’est une bonne définition pour réfléchir à l’intérêt de la philosophie. Évidemmen, la lecture du manuel d’Epictète ou de La Vie heureuse de Sénèque, qui parleront à chacun, encore en 2024 !
© BASTIEN FAUVEL
Notes :
IEP : Institut d’études politiques
EP : extended play (« durée étendue »)