Ingénieur naval de formation, Evgueni Ivanovitch Zamiatine (Евгений Иванович Замятин) participe à la révolution (ratée) de 1905, ce qui lui vaut sa première arrestation à l’âge de 21 ans. Il n’en poursuit pas moins ses activités politiques tout en commençant à écrire. Un premier exil se profile.
À peine rentré à Saint-Pétersbourg, il publie Au diable vauvert, que la censure tsariste juge antimilitariste. Nouvel exil, en Carélie.
En 1916, il séjourne en Angleterre, supervisant la construction de brise-glaces russes. Il gardera de ce séjour un goût pour les costumes impeccables et une attitude flegmatique, ce qui lui vaudra le surnom de “l’Anglais”.
Il rentre en Russie en septembre 1917, participe à la vie littéraire survoltée de “Peter” et quitte le parti bolchevique. La Révolution cesse très vite de le faire rêver. En 1921, il écrit :
Je crains que la littérature n’ait bientôt plus qu’un seul avenir : son passé.
Il fait paraître en Angleterre son roman Nous autres, une dystopie décrivant une société totalitaire ayant décidé de faire le bonheur de ses citoyens, avec ou sans leur accord. Le pouvoir bolchevique ne s’y trompe pas. En 1924, le livre est interdit en URSS pour antisoviétisme, Zamiatine n’a plus le droit de publier. Une violente campagne de presse se déchaîne contre lui.
En 1931, il écrit à Staline afin de lui demander le droit de quitter l’URSS.
Le dictateur accepte.
Zamiatine s’installe à Paris. Il écrit des nouvelles et l’adaptation pour le cinéma des Bas-fonds de Gorki réalisée par Jean Renoir.
Terrassé par une angine de poitrine, il meurt le 10 mars 1937, à l’âge de 53 ans.
L’Inondation (наводнение) nous présente Sophia, 40 ans, mariée depuis longtemps à Trofim Ivanytch. Il travaille comme ouvrier dans une chaufferie de l’île Vassilievski (Saint-Pétersbourg) et attend que sa femme lui donne enfin un héritier. Rien ne vient. Il lui laisse entendre que si la situation perdure, il la quittera. Désespérée, Sophia cherche une solution.
La chance lui sourit cruellement lorsqu’un vieux voisin passe de vie à trépas, laissant derrière lui une adolescente de 12,13 ans, Ganka. Sophia propose à son mari de l’adopter. Il accepte. Le voilà enfin père !
Le bonheur est de courte durée. Sophia découvre que son mari se glisse dans le lit de la petite dès qu’il en a l’occasion. Et ne lui adresse plus un regard. Elle est devenue transparente dans sa propre maison. Trahie à la fois par son mari et par la créature qu’elle a sauvée de la rue.
La colère et la rancoeur montent en elle comme les eaux de la Neva, qui obligent le trio à se réfugier dans les étages supérieurs chez une voisine. Là, il n’est plus question de tromperie. Sophia connaît quelques semaines de répit . . . avant le retour inéluctable à la situation antérieure. Qu’elle ne peut plus accepter . . .
La sauvagerie sera à la hauteur de l’humiliation subie.
La paix reviendra.
Mais pour combien de temps ? Le récit, court, nerveux, plonge au coeur de la condition humaine. Nous sommes à Saint-Pétersbourg à la fin des années 1920, nous pourrions être à Madrid ou à Londres. La violence règne partout : violence sociale, violence psychologique, violence physique. Quelles sont les chances pour un être humain de s’en sortir ?
Après avoir dévoré ce beau texte, vous pourrez visionner l’adaptation cinématographique réalisée en 1994 par Igor Minaev, avec Isabelle Huppert et Boris Nevzorov.
Ou, si vous êtes amateur d’opéra, écouter l’adaptation musicale de Francesco Filidei, sur un livret de Joël Pommerat (2018).
Evgueni Zamiatine, L’Inondation, Actes Sud, Babel, février 2024, 80 pages, 6 euros
© NATHALIE LAURE PAGEOT
Correction : JULIE POIRIER (@correctrice_point_final)