Samedi 6 avril, deux heures du matin, la fête bat son plein. Près de l’église du Sacré-Cœur, une foule névrosée d’étudiants en médecine qui tient à peine debout. C’est la provocation qui les anime, cet air révolutionnaire qui balaye tout ce qu’ils ont appris. Ils oublient les lois de la famille, la politesse, le respect de l’instruction, pour eux tout cela n’est plus qu’un catéchisme abstrait. On peut y renifler des bouteilles de Vodka vides, du cannabis qui circule comme monnaie d’échange, on y entend du Metallica, du Iron Maiden. Excités par le parfum de l’interdit et des caresses défendues, ils donnent une nouvelle lueur à la nuit.
Au milieu de cette meute, la décadence est la seule foi qui reste. Trois heures du matin, on peut y apercevoir Monsieur le maire qui se joint avec fierté à la messe, la pharmacienne de la rue Saint-Exupéry, le notaire réputé pour son exemplarité, le professeur de français du collège Jean Moulin, le commissaire de police de l’avenue de Fronton, le banquier de Sarrant, l’infirmière de La Grave et sa collègue aide-soignante. Même le prêtre Monier est là, on l’entend crier, avec une voix tremblante, « Santé à la République ! ». Plus rien n’a de sens, tout est inversé, les traits d’esprit, les mots savants, se transforment en verbiages délirants et hallucinatoires. Les uns se plaisent à dire du mal de leurs voisins, les autres à répandre les ragots de la mondanité. Les absents ratent peut-être la meilleure soirée de leur vie, celle qui leur aurait appris tout ce qu’ils doivent savoir sur eux-mêmes par la bouche des autres. On ne peut même plus deviner qui ment, qui est droit, qui se cache derrière un personnage ou qui s’assume, qui veut faire plaisir au peuple ou qui le répugne, qui choisit son camp ou qui s’en invente un, qui vote à droite, qui vote à gauche, qui se tait par humilité ou qui bavarde par orgueil, qui est le plus cultivé ou le plus malin, qui est fait d’intentions pures ou d’instinct calculatoire, qui est homme, qui est cheval. Tout est brassé dans un même atome chimique prêt à exploser qu’on appelle la société. Tous, sans exception, faute de repères, sont emportés dans un torrent qu’ils ne choisissent pas. Il faut absolument être comme tout le monde, faire ce que tout le monde fait, c’est la seule règle à retenir, et faire comme tout le monde, c’est ne plus exister. Aucun ne semble attristé par ce spectacle décadent, ils trinquent tous à leur nouvelle vie, sans penser à ce qui pouvait être à l’origine de ce drame ni à ce que pouvaient en être les conséquences. Aucun ne semble non plus se soucier du rôle qui est le sien, de la place qu’il occupe, du devoir qu’il doit accomplir. L’homme n’est plus que deux bras, deux jambes, un pantin désarticulé qui se laisse guider par le ridicule. Et pourtant tout de lui y est, il est misère, tragédie, illusion, souffrance, et tout ce qu’il y a de plus beau en lui ne peut se montrer que sous ce voile d’ignorance.
Et moi, dans tout cela, je ne suis rien. Je suis encore cet enfant qui vit accroché aux dictons et aux bonnes manières. Je suis peut-être trop bon pour être homme, ou tout simplement pas assez courageux pour vivre autrement. Mais si je ne puis vivre ici, où est ma place ? Chaque instant m’apparaît comme un défi, une lutte par laquelle je m’efforce d’être original sans prétendre être un génie. Au milieu de ce qu’ils appellent la vie, je me vois mourir. Ça parle en moi, une petite voix maligne me dit que j’existe, mais à quoi bon, cette existence ne mène nulle part si elle ne prend pas le même chemin que les autres. Cette voix me met en garde, elle me protège de la haine tout autant qu’elle me protège de l’amour, soit des deux faces de l’homme. Elle ne cesse de m’accompagner dans toutes mes entreprises, elle est un guide qui m’empêche de suivre la pente tumultueuse de ceux qui sont en face de moi. Je vis tous les jours surveillé par des anges, et ces anges-là, ce sont vos pires démons. C’est probablement une illusion, une tromperie que je m’inflige chaque jour comme une piqûre de rappel, mais face à une telle situation, il n’y a que l’illusion qui puisse nous sauver. Il m’arrive d’y croire, ou de songer à un avenir meilleur, mais cet avenir ne pourra jamais se trouver dans la vie qui se présente à moi. Je dois me rendre à l’évidence, je suis entré dans le monde par la petite porte, j’ai été posé là, par hasard, comme un explorateur qui tombe nez à nez avec une tribu indigène. Et comme lui, je ne serai jamais le bienvenu. Je ne suis pas comme eux, et je ne pourrai jamais me résigner à être autrement, même si je suis condamné à n’être personne. Je suis cet intrus qui ne dérange pas. Toutes les conversations flottent au-dessus de ma tête, il y a comme un divorce entre moi et le reste du monde. Mais ce monde ne m’est pas étranger, au contraire, je me définis par lui, comme une exception. Dans cette comédie, j’apparais à moi-même comme un élu, comme celui qui ne se laisse ni guider par le vent ni par les autres. Et ce qui m’effraie le plus, c’est que je ne pourrai sans doute jamais être heureux, je serai tout au mieux ce monstre qu’on doit abattre, ce visible dans l’invisible.
© BASTIEN FAUVEL