Les visiteurs ayant choisi de déambuler dans les salles du Wadsworth Atheneum Museum of Art de Hartford (Connecticut) entre le 20 et le 22 juillet 1973 ont pu croiser une jeune femme en train de nettoyer un espace ou un élément de scénographie du musée. Curieux lorsque l’on sait que les travaux d’entretien des lieux publics sont habituellement effectués en dehors de leurs horaires d’ouverture. C’est que cette jeune femme n’est pas agent d’entretien, mais l’artiste américaine Mierle Laderman Ukeles (née en 1939), invitée à proposer durant deux jours une série de performances.
REVENDIQUER UN ART DE MAINTENANCE
Celle-ci se décompose en quatre temps pendant lesquels l’artiste exécute un geste lié à l’entretien et au fonctionnement du musée : nettoyer la vitre derrière laquelle se trouve la momie du musée, qui en est l’attraction principale (Transfer : the maintenance of art object) ; ouvrir et fermer à clé, à la manière d’un agent de sécurité, les portes des salles du musée (The keeping of the keys : maintenance as security) ; nettoyer à la main le sol de marbre de l’une des salles principales (Washing/Tracks/Maintenance : inside) et frotter une à une les marches du perron de l’entrée du musée (Washing/Tracks/Maintenance : outside). Toutes ces actions sont effectuées à des horaires variables, mais toujours sur le temps d’ouverture du musée. Les visiteurs, qui ne sont pas avertis de l’intervention de l’artiste, deviennent les témoins de l’une des formes qualifiées par Mierle Laderman Ukeles « d’art de la maintenance » (maintenance art).
Elle en a posé les principales caractéristiques dans un texte programmatique, Manifeste pour un art de la maintenance (Manifesto for Maintenance Art), publié en 1969. Partant du constat que ses statuts d’artiste, d’épouse et de mère ne cessent de se confondre dans sa vie, elle décide d’entretenir cette porosité. Elle développe ainsi une pratique artistique inspirée à la fois par l’art conceptuel[1] et par les rituels religieux (l’artiste est issue d’une famille juive orthodoxe très pratiquante), mais centrée sur les actes quotidiens, en particulier ceux relevant de l’entretien et du soin.
LA MISE EN LUMIÈRE DU TRAVAIL INVISIBLE
Ces derniers, qui garantissent pourtant le bon fonctionnement de nos sociétés, sont en effet largement absents des représentations artistiques et culturelles. Si la peinture de genre a historiquement traité d’activités du quotidien, à travers les scènes d’intérieur ou les représentations de métiers, elle n’échappe pas le plus souvent à la tentation du pittoresque, à une forme d’idéalisation qui l’éloigne du réalisme auquel elle semble d’abord prétendre. De même, les tentatives de fusionner l’art et la vie, que ce soit chez les artistes dadas[2], les constructivistes russes[3] ou chez les artistes issus des mouvements Fluxus[4] et pop art[5], contemporains du travail de Mierle Laderman Ukeles, ne se sont guère intéressés à ce que l’on appelle aujourd’hui le travail domestique.
Cette expression recouvre précisément les actes et gestes quotidiens, principalement assurés par des femmes à titre gratuit ou par des travailleurs et travailleuses rémunérés issus des classes les moins favorisées, qui sont au centre de « l’art de la maintenance » de Mierle Laderman Ukeles. À travers sa série de performances au Wadsworth Atheneum Museum of Art, il s’agit non seulement pour l’artiste de faire entrer ces gestes et actions quotidiens dans un espace synonyme d’une forme de légitimation symbolique et culturelle, soulignant ainsi leur importance, mais aussi de littéralement exposer un travail d’entretien ordinairement invisible, soit parce qu’il est réalisé dans le cadre privé du foyer, soit parce qu’il se déroule en dehors des heures d’ouverture de n’importe quel espace public.
L’INFLUENCE DE LA SECONDE VAGUE FÉMINISTE
Avec ce désir de mettre en lumière dans un travail artistique des aspects souvent invisibles, car jugés trop triviaux du quotidien, le travail de Mierle Laderman Ukeles rejoint les préoccupations exprimées dans celui d’artistes féminines européennes et américaines de la même époque, marquées par les revendications de la seconde vague féministe qui invitent à reconsidérer l’intime comme vecteur du politique. Ainsi, Marisa Merz (1926-2019), artiste italienne affiliée à l’arte povera[6], se réapproprie la technique du tricot et réalise une série d’œuvres autour de sa fille Beatrice ; aux États-Unis, Martha Rosler (née en 1943) détourne les codes des émissions culinaires dans sa vidéo Semiotics of the Kitchen (1974/1975) ; en France, Annette Messager (née en 1943) puise dans les publications d’agences matrimoniales pour réaliser son premier album-collection Le Mariage de Mlle Annette Messager (1971), qui ironise sur l’idéal supposé du mariage.
Dans les années 1980 et 1990, Mierle Laderman Ukeles poursuit son travail de mise en lumière du travail invisible de celles et de ceux qui assurent pourtant le bon accès et l’habitabilité des espaces publics. Femmes de ménage, éboueurs, balayeurs des rues… sont à plusieurs reprises conviés par l’artiste dans des performances publiques qui prennent la forme de grandes parades, rappelant celles réservées aux astronautes de retour sur Terre ou aux équipes sportives victorieuses. Difficile aujourd’hui de ne pas y voir une préfiguration des hommages rendus aux travailleurs et travailleuses « essentiels » pendant la pandémie de covid-19 et la nécessité de réévaluer l’importance pour la vie collective de ces métiers encore souvent laissés dans l’ombre.
© JUSTINE VEILLARD
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[1] Courant artistique né aux États-Unis à la fin des années 1960, dont les artistes font primer le sens de l’œuvre sur sa forme, rejetant toute forme d’esthétisation. Joseph Kosuth (né en 1945), Lawrence Weiner (1942-2021) ou Hanne Darboven (1941-2009) comptent parmi les représentants de ce courant.
[2] Le mouvement Dada est un mouvement artistique européen, apparu autour de 1916. Face au désastre humain et moral de la première guerre mondiale, les artistes dadas réagissent en rejetant toute forme de convention artistique, ce qui passe notamment par l’utilisation d’éléments ou d’objets issus du quotidien : Tristan Tzara (1896-1963) écrit des poèmes à partir d’unes de journaux, Marcel Duchamp (1887-1968) fait d’un porte-bouteilles une sculpture ready-made, Hannah Höch (1889-1978) réalise des compositions abstraites à partir des patrons de couture des magazines féminins, etc.
[3] S’épanouissant entre 1917 et 1921, le constructivisme russe cherche à allier formes modernistes et aspect utilitaire, dans le but de créer un art à la fois d’avant-garde et populaire, en accord avec les valeurs de la révolution d’Octobre. L’architecture, les arts décoratifs ou les arts graphiques vont donc y jouer un rôle central. Parmi les artistes constructivistes, se trouvent le sculpteur Vladimir Tatline (1885-1953), le peintre El Lissitzky (1890-1941) et l’architecte Vladimir Choukhov (1853-1939).
[4] Mouvement artistique des années 1960, dont les artistes, issus aussi bien des arts visuels que des champs de la musique, de la danse ou de l’édition, remettent en question le statut de l’artiste et de l’œuvre d’art à travers des propositions offrant une large place à l’improvisation, au jeu et à l’éphémère.
[5] Né en Angleterre dans les années 1950, le pop art se développe aux États-Unis au cours des années 1960. Si dans les deux pays les artistes pop réemploient dans leurs œuvres des éléments issus de la culture de masse (photographies de presse, bandes dessinées, boîtes de soupe en conserve) et des techniques jusque-là réservées à l’industrie (sérigraphie, peinture acrylique), le propos des artistes anglais vis-à-vis de la société de consommation est plus critique. Le peintre et graphiste anglais Richard Hamilton (1922-2011) et le peintre américain Andy Warhol (1928-1987) sont probablement les plus fameux artistes du pop art.
[6] Mouvement artistique italien des années 1960, privilégiant les matériaux « pauvres » (éléments de récupération, matières naturelles) et une esthétique minimale, en réaction à la consommation de masse et aux courants artistiques s’y référant, à l’image du pop art américain.
Image à la une : Mierle Laderman Ukeles, vue de la performance Washing/Tracks/Maintenance : outside, 1973.
Correction : Amandine De Vangeli (@adv_correction)