Et si les anthropologues avaient fait leur temps ? C’est à cette question cruelle que Claude Lévi-Strauss, le plus notoire des anthropologues français[1], confronta sa discipline en 1955. Avec la publication de Tristes tropiques, il semblait passer aux aveux : les peuples exotiques, les Indiens, les sauvages, l’Orient et ses énigmes, les terrae nullius et autres contrées non encore explorées, tous ces objets qui jadis donnaient à l’anthropologue une raison de se faire explorateur, voilà qu’ils avaient disparu dans un monde devenu trop familier. Est-ce l’espace qui s’est réduit entre les hommes, ou le temps qui s’est allongé ? En réalité, il s’agit d’une question philosophique qui interroge les conditions de possibilité mêmes de l’anthropologie. Dans ce chef-d’œuvre qui lui valut d’être reçu au Collège de France et édité dans la « Bibliothèque de la Pléiade »[2], Lévi-Strauss nous semble proposer une logique des lieux à l’épreuve du temps. Le temps aurait la faculté propre de pouvoir vérifier ou falsifier un lieu, en quoi résiderait sa valeur de vérité ; vérifier et falsifier, c’est fondamentalement « rendre vrai » (verum facio) ou « rendre faux » (falsum facio) quelque chose.
QUAND LE TEMPS FALSIFIE LES LIEUX
Claude-Lévi Strauss s’est entre autres rendu célèbre pour avoir décrit des peuples autochtones du Mato Grosso (Brésil), comme les Bororos ou les Nambikwaras, mais aussi pour avoir comparé de nombreux mythes qui pouvaient emprunter jusqu’à la Grèce antique. Or lorsqu’il relate les auteurs envers qui il a une « dette[3] », il écrit :
« Ce n’est pas à une tradition intellectuelle que je rends hommage, mais à une situation historique. Qu’on songe seulement au privilège d’accéder à des populations vierges de toute investigation sérieuse et suffisamment bien préservées, grâce au temps si court depuis que fut entreprise leur destruction[4]. »
Le père de l’anthropologie structurale regrette un âge d’or révolu dans lequel il aurait encore pu accéder à l’expérience de l’étrangeté dans toute son authenticité. Le temps a fait son œuvre – en si peu de lui ! – et a détruit l’objet de l’ethnographe. Lorsqu’il rencontre, en 1934, l’ambassadeur du Brésil à Paris, on lui fait cette réponse : « Des Indiens ? Hélas, mon cher Monsieur, mais voici des lustres qu’ils ont tous disparu[5] ». Occupant les deux tiers du territoire de l’État de São Paulo en 1918, les Indiens ne se retrouvent plus en 1935 que « sur les plages de Santos, de prétendues curiosités[6] ».
Ce statut de curiosités acquis par les Indiens les soustrait à leur condition originelle d’autochtones ou d’indigènes, littéralement ceux qui sont « nés de la même terre », par opposition à ceux qui sont nés d’une autre terre. Désormais, ils paraissent curieux aux yeux de ceux qui en ont fait leur ailleurs. C’est bien l’œuvre d’une falsification du lieu propre des Indiens. En se souvenant de son départ de l’université de São Paulo pour explorer les terres intérieures du Brésil en solitaire, Lévi-Strauss déplore :
« Voyages, coffrets magiques aux promesses rêveuses, vous ne livrez plus vos trésors intacts. Une civilisation proliférante et surexcitée trouble à jamais le silence des mers. Les parfums des tropiques et la fraîcheur des êtres sont viciés par une fermentation aux relents suspects, qui mortifie nos désirs et nous voue à cueillir des souvenirs à demi corrompus[7]. »
À jamais, le bruit du monde résonne dans tous ses recoins. On pourrait dire que le temps a sali ce que l’anthropologue s’attendait à trouver immaculé : « Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité[8] ». Ce goût amer dans la bouche de Lévi-Strauss est celui d’un exotisme qui sonne faux. Le lieu n’exprime plus sa vérité, la réalité à laquelle on l’avait assigné. Retrouver l’exotisme revient finalement à rechercher le temps perdu, tel qu’il peut encore trouver grâce en quelques lieux irrémédiablement datés :
« De temps en temps aussi, certes, pour quelques secondes, sur quelques mètres, une image, un écho surnageant du fond des âges : dans la ruelle des batteurs d’or et d’argent, le carillonnement placide et clair que ferait un xylophone frappé distraitement par un génie aux mille bras. J’en sors pour tomber aussitôt dans de vastes tracés d’avenue coupant brutalement les décombres (dus aux émeutes récentes) de maisons vieilles de cinq cents ans, mais si souvent détruites et réparées que leur indicible vétusté n’a plus d’âge. Tel je me reconnais, voyageur, archéologue de l’espace, cherchant vainement à reconstituer l’exotisme à l’aide de parcelles et de débris[9]. »
La modernité nie la disparition du lieu pour en faire un mythe. Elle produit quantité de « photographies, de livres et de récits[10] » qui portent en eux la mort de ce qu’ils donnent à voir. Pourtant, c’est là ce qui caractérise le temps : les choses futures prennent la place des présentes, les choses présentes celles des passées. Mais le regard occidental contemporain va à rebours du temps, alors qu’il s’est lui-même construit dans la durée : les récits de voyage « apportent l’illusion de ce qui n’existe plus et qui devrait être encore, pour que nous échappions à l’évidence que vingt mille ans d’histoire sont joués[11] ». La modernité engendrée par le temps a convoqué des lieux fantômes, croyant par là les rendre palpables.
L’anthropologue se retrouverait pris au piège de cette illusion moderne. Car si l’on peut dire, avec Lévi-Strauss, que « ces modernes assaisonnements sont, qu’on le veuille ou non, falsifiés[12] », c’est parce qu’on maintient l’image d’un lieu vierge des autres – de nous-mêmes – en guise de critère du vrai. L’anthropologue se retrouve inexorablement confronté à un dilemme : soit il n’établit pas de contact avec la société qu’il étudie, et ne peut donc pas l’étudier ; soit il établit un contact avec elle, mais ce n’est dès lors plus la même qu’il étudie. La contamination induite par le regard de l’ethnographe falsifie en quelque sorte son propre travail :
« En fin de compte, je suis prisonnier d’une alternative : tantôt voyageur ancien, confronté à un prodigieux spectacle dont tout ou presque lui échappait – pire encore inspirait raillerie et dégoût ; tantôt voyageur moderne, courant après les vestiges d’une réalité disparue[13]. »
UNE AUTRE CONCEPTION DE LA VÉRITÉ DU LIEU DANS LE TEMPS
Claude Lévi-Strauss ne s’arrête pas à cet effet falsificateur du temps sur les lieux. Certes, le passage du temps est une épreuve qui divise les lieux et les rend distants d’eux-mêmes. Cette distance entre les lieux dans le temps s’interprète comme une falsification, à condition d’attribuer à l’un des deux une valeur de vérité qu’on refuse à l’autre. Ainsi Lévi-Strauss voudrait-il « avoir vécu au temps des vrais voyages[14] ». Mais en un sens, le rapport de vérité que nous entretenons avec les lieux exotiques exprime en soi une autre vérité, celle du moderne :
« En roulant mes souvenirs dans son flux, l’oubli a fait plus que les user et les ensevelir. Le profond édifice qu’il a construit de ces fragments propose à mes pas un équilibre plus stable, un dessein plus clair à ma vue. Un ordre a été substitué à un autre[15]. »
La représentation de lieux falsifiés par le monde moderne dépend d’une réalité proprement moderne. L’anthropologue doit aussi avoir pour objet « la mode[16] » de l’exotisme qui marqua un temps sa société. C’est toute une théorie de la connaissance que propose Lévi-Strauss, pour qui « la connaissance ne repose pas sur une renonciation ou sur un troc, mais consiste dans une sélection des aspects vrais, c’est-à-dire ceux qui coïncident avec les propriétés de ma pensée[17] ». En bon anthropologue – qui ne manque pas de témoigner de son « dégoût rapide[18] » pour la philosophie – Lévi-Strauss fait appel au concept de monde : « ma pensée est elle-même un objet. Étant ‘’de ce monde’’, elle participe de la même nature que lui[19] ». Cette conviction, qui n’est pas moins philosophique, inscrit le régime de vérité du lieu dans le régime de pensée de celui qui l’explore.
De façon étonnante, c’est vers une autre discipline que Lévi-Strauss se tourne pour fonder son discours : la géologie. Les strates de souvenirs qui s’accumulent sont pareilles à des couches géologiques qu’il revient à l’anthropologue de mettre à jour :
« Cette ligne pâle et brouillée, cette différence souvent imperceptible dans la forme et la consistance des débris rocheux témoignent que là où je vois aujourd’hui un territoire aride, deux océans se sont jadis succédé. Suivant à la trace les preuves de leur stagnation millénaire et franchissant tous les obstacles – parois abruptes, éboulements, broussailles, cultures – indifférent aux sentiers comme aux barrières, on paraît agir à contre-sens. Or, cette insubordination a pour seul but de recouvrer un maître‑sens […][20]. »
N’avait-il pas parlé, plus haut, de « débris » à rassembler pour retrouver l’exotisme perdu ? L’anthropologue est tel un géologue dans sa mémoire ; il répertorie les couches mémorielles et les lieux qui les habitent à la recherche de concordances. La mémoire est elle aussi un lieu, celle de ces océans qui cohabitent et dont il faut restituer le sens commun. Le lien qui préside à ces lieux de la mémoire n’est autre que le temps. La vérité du lieu s’identifie alors à celle du temps, qui révèle l’essence du rapport que nous entretenons vis-à-vis d’elle. Le regard de l’anthropologue est toujours, en même temps, un regard sur lui-même.
QUELS LIEUX POUR LES TEMPS FUTURS ?
Pour achever ces réflexions, il est nécessaire d’envisager ce que seront les lieux de demain. Vont-ils développer les mêmes erreurs et les mêmes vérités ? Le futur pourrait s’avérer porteur de lieux encore inexplorés, renouant avec la quête d’exotisme que l’on devine être celle de l’anthropologue. Convoquant la mémoire des grandes découvertes, Lévi-Strauss commente :
« Jamais l’humanité n’avait connu aussi déchirante épreuve, et jamais plus elle n’en connaîtra de pareille, à moins qu’un jour, à des millions de kilomètres du nôtre, un autre globe ne se révèle, habité par des êtres pensants. Encore savons-nous que ces distances sont théoriquement franchissables, tandis que les premiers navigateurs craignaient d’affronter le néant[21]. »
Une telle découverte se hisserait incontestablement au rang de celles des XVe et XVIe siècles. Mais ne s’en est-on pas déjà fait une image, comme la représentation d’un « vrai » lieu auquel elle devrait se conformer ? C’est là ce qui nous distinguerait des navigateurs de la Renaissance : les uns ont découvert des peuples insoupçonnés, nous autres nous lançons à leur poursuite.
© THÉO CERTAIN
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[1] On lui doit de nombreux classiques de l’anthropologie, parmi lesquels Les Structures élémentaires de la parenté (1949), Race et Histoire (1952), Anthropologie structurale (1958), ou encore La Pensée sauvage (1962).
[2] DEBAENE, Vincent. « Les multiples lectures de Tristes tropiques », Sciences Humaines, « Hors‑séries », no 8, 2008.
[3] LÉVI-STRAUSS, Claude. Tristes tropiques. Plon, « Terre Humaine Poche », no 3009, Paris, 1955, p. 63.
[4] Ibid.
[5] Ibid., p. 49.
[6] Ibid., p. 50.
[7] Ibid., p. 36.
[8] Ibid.
[9] Ibid., p. 42.
[10] Ibid., p. 37.
[11] Ibid., p. 36.
[12] Ibid., p. 37.
[13] Ibid., p. 43.
[14] Ibid., p. 42, l’auteur souligne.
[15] Ibid., p. 43.
[16] Ibid., p. 38.
[17] Ibid., p. 58.
[18] Ibid., p. 54.
[19] Ibid., p. 58.
[20] Ibid., p. 59.
[21] Ibid., p. 79.
Correction : Ludivine Corbin