On pourrait voir dans Le Baiser à la dérobée et Le Verrou, tous deux peints par Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), la représentation de deux âges du désir amoureux. Le premier, conservé au musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, pourrait figurer la fougue des premières amours adolescentes. On y voit un jeune homme embrassant une jeune fille dans un vestibule à l’insu du groupe réuni dans la pièce adjacente, le couple devant ruser pour se soustraire aux regards désapprobateurs des adultes.
Les amants plus âgés du second tableau, conservé au musée du Louvre, s’étreignent à demi dévêtus dans une chambre dont l’homme pousse le verrou. À côté d’eux, un lit aux rideaux cramoisis, dont les drapés évoquent un sexe féminin, et une pomme, éternel symbole du fruit défendu. L’œuvre donne à voir l’expression d’un désir érotique puissant et direct, que traduit une composition plus dramatique — quand l’atmosphère du Baiser à la dérobée reste plus légère. La tension qui parcourt le tableau induit le danger d’une punition bien plus importante pour ce couple que les simples remontrances que pourraient essuyer leurs homologues plus jeunes.
On ne peut pourtant pas faire du Verrou une sorte de suite et pendant du Baiser à la dérobée, puisqu’il a été réalisé le premier, en 1777, à la demande du marquis Louis-Gabriel de Véri-Raionard (1722-1785). Ce grand collectionneur de peinture est un amateur des scènes galantes, voire libertines, qui se multiplient en France à partir du règne de Louis XV (1710-1774). Le Baiser à la dérobée a lui été réalisé en 1787, conjointement par Fragonard et par son élève Marguerite Gérard (1761-1837), sans que l’on sache exactement la part que chacun prit à l’exécution de l’œuvre.
LE PLAISIR DE L’INTERDIT
Cependant, se développe dans les deux tableaux une même vision du désir. Dans les deux scènes dépeintes, la conscience de la transgression d’un interdit constitue une part non négligeable du plaisir des deux couples. La menace d’être à tout moment découverts semble agir comme un aiguillon au désir, renvoyant à l’étymologie du mot libertin : libertinus désigne en latin « l’affranchi », « l’ancien esclave désormais libre ».
Le spectateur devient alors voyeur et outrepasse lui-même un interdit, en étant témoin de ce que nul n’était censé voir. Il est, de fait, le complice des amants, mais Fragonard ne souligne pas cette connivence : au contraire des sensuelles odalisques peintes par François Boucher (1703-1770), les personnages du Baiser à la dérobée comme du Verrou ne regardent pas le spectateur.
L’INFLUENCE DES GRANDS MAÎTRES
Car si Fragonard a été formé à la peinture dans l’atelier de François Boucher, c’est davantage aux maîtres du XVIIe siècle que se réfère l’artiste dans ses deux tableaux. Le choix d’une composition en diagonale, qui fait converger le regard vers le nœud de l’action (le baiser dans un cas, le verrou tiré dans l’autre), accentuée par le travail du clair-obscur, renvoie aux œuvres du peintre italien Le Caravage (1571-1610) et du peintre néerlandais Rembrandt Harmenszoon van Rijn (1606-1669).
Fragonard dispose en effet d’une solide formation artistique, acquise à la suite de son passage par l’atelier de François Boucher. Élevé pendant trois ans à l’École royale des élèves protégés[1], il intègre à partir de 1757 l’Académie de France[2] à Rome, où il reste jusqu’en 1761. Durant ce séjour italien, puis d’un voyage en Flandres, Fragonard copie inlassablement les grands maîtres.
Désespérant toutefois de devenir à son tour un grand peintre d’histoire, le genre pictural considéré alors comme le plus noble[3], Fragonard va finalement décider de se tourner vers la scène de genre et le portrait, en s’appuyant cependant sur sa bonne connaissance de la peinture classique. L’influence que celle-ci exerce sur Le Baiser à la dérobée et Le Verrou insuffle dans des actions a priori banales quelque chose de la dramaturgie presque théâtrale — soulignée dans les deux cas par un usage du textile renvoyant au rideau de scène — de la peinture d’histoire.
« QUE RESTE-T-IL DE NOS AMOURS ? »
Mais on peut aussi voir dans le visage presque mélancolique de la jeune fille du Baiser à la dérobée l’influence d’un autre peintre, plus proche dans le temps de Fragonard : Antoine Watteau (1684-1721). Les deux œuvres de Fragonard dépeignent la manifestation d’un désir d’autant plus flamboyant qu’il ne peut s’exprimer que brièvement. Ces moments, pour intenses qu’ils soient, demeurent fragiles : la jeune fille doit laisser partir son jeune amoureux et retourner parmi le groupe une fois son baiser reçu ; le verrou ne protège quant à lui que bien imparfaitement et temporairement les amants. On retrouve ici quelque chose du regret qui étreint les amants qui doivent quitter l’île enchantée du Pèlerinage sur l’île de Cythère (1718).
Le regard que porte Fragonard sur le désir de ses personnages semble ambigu et les interprétations de ses œuvres sont multiples. Ainsi, on a pu voir dans Le Verrou l’expression d’une passion amoureuse ou celle au contraire d’un viol. Même interrogation dans Le Baiser à la dérobée : ce baiser est-il reçu ou volé ? Le désir est-il synonyme de liberté partagée ou de contrainte ?
De même, comment interpréter le fait que le tableau faisant pendant au Verrou représente une scène religieuse, L’Adoration des bergers (1775) ? Difficile de faire plus opposé à une scène d’adultère ! Faut-il y voir une provocation du commanditaire, le marquis de Véri-Raionard, proche des libres-penseurs et assez méfiant vis-à-vis de la religion ? Ou une volonté de Fragonard de marquer la supériorité de l’amour divin sur l’amour charnel ? Impossible de déterminer avec certitude quelle issue le peintre destinait au désir des amants qui peuplent ses toiles.
© JUSTINE VEILLARD
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[1] École en activité de 1748 à 1775, permettant aux lauréats du grand prix de l’Académie royale de peinture et de sculpture de passer trois ans d’études sous la conduite d’un artiste de renom, avant de se rendre à l’Académie de France à Rome.
[2] Ancêtre de l’actuelle villa Médicis, l’Académie de France à Rome accueillait les artistes lauréats du Prix de Rome pour une période de résidence en Italie, leur permettant un accès direct aux œuvres antiques et aux maîtres italiens.
[3] L’enseignement des académies royales telles qu’elles existaient en France depuis le XVIIe siècle hiérarchisait les différents genres picturaux. La peinture d’histoire était considérée comme le plus noble et seuls les peintres d’histoire étaient autorisés à enseigner dans les académies. Après la peinture d’histoire venaient le portrait, la scène de genre, le paysage et enfin la nature morte.
Correction : Amandine DE VANGELI — @adv_correction
Images à la une : Jean-Honoré Fragonard et Marguerite Gérard, Le Baiser à la dérobée, 1787, huile sur toile, Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage / Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou, 1777, huile sur toile, Paris, musée du Louvre