Quelques jours plus tard, à la radio, elle entend une chorégraphe parler de son enfance traversée d’épreuves.
– Comment avez-vous fait pour vous en sortir ? demande la journaliste.
– C’est Patti Smith qui m’a sauvée.
Elle, c’était Marguerite Duras.
Marguerite Duras, Agatha, Elle et Lui.
Un livre qui entre dans sa vie, comme une évidence, une rémission, un salut.
Des mots sur l’indicible, l’identification à un texte, la littérature quand elle se fait catharsis.
Elle a dix ans lorsque sa vie bascule, elle en a dix-huit quand elle choisit de faire du théâtre, de mettre sur ses maux les mots des autres, des émotions différentes, des éclats de rire, de voix, de larmes. Le théâtre, pour elle, c’est survivre.
Agatha a croisé sa route, l’a sauvée.
Elle veut jouer Agatha, elle est Agatha.
Agatha, c’est moi. C’est ça, avoir l’âge du personnage. Toute ma vie, elle aura mon âge. J’en ai dix-neuf, et elle en a dix-neuf. J’en aurai quarante, elle en aura quarante. Même à quatre-vingt-dix ans, elle aura mon âge, parce que Agatha, c’est moi.
Elle n’est jamais nommée, elle reste « Elle » tout le long du roman, comme dans celui de Marguerite Duras, Elle et l’autre, le honni, Lui.
Entre la vie de l’autrice et celle de la protagoniste, il y a bien plus de similitudes qu’il n’y paraît, malgré les années qui les séparent.
Deux femmes, deux enfances volées, l’innocence perdue à jamais.
Elle souhaite interpréter Agatha, mais Marguerite Duras n’avait jamais accepté que son ouvrage soit adapté au théâtre.
Elle rencontre alors l’autrice, et celle-ci accepte qu’elle incarne son personnage sur les planches.
Elle sera Agatha, elle est Agatha.
Ce roman nous raconte comment la littérature peut sauver une vie, panser les plaies, à travers l’identification à une histoire-miroir, offrir une échappatoire à qui se sent blessé.
L’autrice énonce, plutôt qu’elle ne raconte. Sa plume se fait brève, directe quand elle met en scène la souffrance, quand elle exprime en mots les douleurs qu’elle a endurées.
Il ne faut pas s’y tromper : « Elle » n’est pas nommée, car « Elle », c’est elle.
Agatha est Fabienne, Fabienne est Agatha, Marguerite et toutes les jeunes filles en fleur qui perdent leur corolle le temps d’un été.
C’était un été admirable. Le souvenir en est plus fort que nous qui le portons… Que vous, que vous et moi ensemble devant lui… C’était un état plus que nous, plus fort que notre force, que nous, plus bleu que toi, plus avant que notre beauté, que mon corps, plus doux que cette peau sur la mienne sous le soleil, que cette bouche que je ne connais pas.
Les mots de Marguerite Duras résonnent, le temps s’étire, l’été s’évanouit… mais pas le souvenir ni la souffrance.
La plume se fait alors poésie, feu, incandescence, quand elle traduit d’autres émotions, quand elle brûle d’un feu purificateur, d’une flamme libératrice.
Elle déteste qu’on dise Marguerite.
Duras n’est pas une fleur. On ne l’aime pas un peu, beaucoup. On l’aime, un point c’est tout.
Duras n’est pas une ritournelle, c’est un opéra.
Ce n’est pas une averse, c’est un orage.
Pas une rivière, un torrent.
Et elle déteste qu’on ne lui demande pas.
Qu’on lui prenne des choses sans les lui demander.
Et ce n’est pas la première fois.
Ce roman est tout à la fois : brûlant, percutant et bouleversant.
Il nous rappelle que le phénix renaît toujours de ses cendres, et nombreuses sont les femmes qui ont expérimenté cette renaissance.
La littérature sauve, mais aussi l’art dans son ensemble ou dans ses diverses expressions.
Si nous évoquons la peinture, par exemple, nous pensons à l’artiste, Niki de Saint Phalle, violée par son père à l’âge de onze ans, et qui vécut son art comme une thérapie.
Dans le septième art, nous pouvons citer Judith Godrèche, abusée à l’âge de quatorze ans par un producteur, cette grande dame qui nous a récemment offert un bel exemple de résilience, de courage et de force.
En littérature encore, nous pouvons évoquer Vanessa Springora, dont le roman Le consentement parle également des actes répréhensibles d’un homme célèbre, qui ne fut pas inquiété du fait de sa notoriété.
Cependant, dans le domaine des lettres, revenons à Marguerite Duras — elle qui fut abusée par son frère puis par l’amant chinois alors qu’elle était encore mineure.
Comme le dit l’autrice, combien de livres a-t-elle dû écrire pour tenter de guérir, de se relever, de renaître de ses cendres ?
Combien de livres à en mourir ?
Combien d’amours gâchées ?
Combien d’autres espérées, sublimées ?
Et Agatha pour ne pas tomber.
Ce roman, c’est cela, le cheminement de l’autrice sur la voie de la guérison, les écueils, les obstacles, les chutes, les violences aussi.
Mais c’est également l’espoir, la renaissance, le havre de paix.
Puissent toutes les femmes abusées dans leur enfance croiser la route de romans tels que Agatha et Oser sortir et crier.
Puissent toutes les filles violées par un parent proche être entendues et sauvées.
Puissent-elles toutes oser sortir et crier.
Fabienne Périneau, Oser sortir et crier, Éditions Récamier, parution le 22 août 2024, 224 pages, 20 €.
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