La plume d’Eugène Ionesco a marqué la littérature de son empreinte. Dramaturge d’origine roumaine, il s’installe à Paris avec sa famille dès 1913. Cet admirateur de Baudelaire a toujours souhaité inventer son propre « mythe » : celui de l’homme fanatisé et métamorphosé par l’idéologie. En revanche, l’auteur ne combat pas le fascisme au nom d’une autre idéologie, mais plutôt au nom du « bon sens ». En effet, dans cette œuvre où se propage la « rhinocérite », qui sévit alors à Paris telle une épidémie (les personnages sont séduits par l’animalité jusqu’à se métamorphoser tour à tour en pachydermes à la façon, implicitement, d’une contamination idéologique) une opposition st marquée entre les intellectuels et les intuitifs qui ont une conception bien différente de la logique et du bon sens 1.
Le théâtre de Ionesco appartient au mouvement du Nouveau Théâtre, connu aussi sous le nom de Théâtre de l’absurde. Contrairement au théâtre existentialiste de Sartre, il ne cherche pas à donner de sens à l’existence et renonce aux idéologies, aux thèses. Ce théâtre se caractérise par des conflits verbaux entre les personnages pour qui parler est le seul moyen d’exister, étant dépourvus de psychologie. Parler, oui, mais pourquoi ? En réalité, ces personnages sont déshumanisés, n’ont rien à dire et se querellent pour des inepties. Reflet glaçant de la situation de l’homme face au totalitarisme et plus globalement face à la vie qui est la sienne, Rhinocéros est une pièce dotée d’une importante charge philosophique.
LA NOTION D’ANIMALITÉ AU SERVICE D’UNE PLUME ENGAGÉE
L’animalité, dans Rhinocéros, aurait une double vocation : celle de dénoncer et celle de confronter les personnages et le lecteur ou spectateur non seulement aux autres, mais aussi à eux-mêmes. Derrière l’épidémie de rhinocérite se dissimule effectivement une dénonciation de l’endoctrinement de l’Europe dans la première moitié du XXe siècle. On aperçoit derrière les qualifications racistes ou l’apostrophe « chef » la montée du nazisme et la devise « Ein Volk, ein Reich, ein Führer » (un seul peuple, un seul État, un seul chef). On peut également voir, dans le contexte d’écriture de l’œuvre (les années 1950) la propagation du communisme soutenu par l’U.R.S.S. dans l’intelligentsia (l’élite) et dans le prolétariat français, qui promettait beaucoup mais aboutissait en réalité à la mise en place d’une dictature² . En effet, les « bien pensants » de la pièce, c’est-à-dire les personnages les plus érudits (Botard, Dudard, le Logicien, Jean) font partie des premières victimes de la rhinocérite et se transforment alors en pachydermes.
L’animalité, et la figure du rhinocéros, sont alors un moyen implicite de dénoncer cette « contagion » idéologique et les violences politiques qui s’ensuivent. L’on retrouve plusieurs profils parmi les rhinocéros en puissance tels que celui de Botard, qui parle d’abord de « psychose collective » pour désigner la rhinocérite, la comparant à la religion « qui est l’opium des peuples », puis finit par admettre « l’évidence rhinocérique » avec mauvaise foi pour terminer par rejoindre les rangs des animaux. L’on peut également citer le cas de Jean, qui est en pleine mutation mais le nie jusqu’au dernier moment, feignant d’être grippé, finissant par avouer dans une réplique non dénuée de comique qu’il n’a « confiance que dans les vétérinaires » pour pouvoir se soigner. Enfin, dans le dernier tableau de la pièce, Daisy cherche un modus vivendi (une manière de vivre) visant à une cohabitation et tente de renverser le processus en humanisant les rhinocéros tandis que Bérenger n’en tolère pas l’existence. Elle finit par devenir elle aussi un animal, Bérenger restant le dernier homme.
L’ANIMALITÉ COMME VECTEUR DE CONFRONTATION À L’ALTÉRITÉ ET À SA PROPRE INDIVIDUALITÉ
Dans un monde où l’anomalie, donc le fait de se métamorphoser en pachyderme, est la nouvelle norme, notre protagoniste se sent coupable de sa différence et se voit confronté aux autres personnages succombant les uns après les autres à la rhinocérite mais aussi à son individualité et à son alcoolisme. Alors que l’humanité tombe peu à peu devant des idéologies totalitaires et l’endoctrinement de masse, des sujets isolés comme Bérenger en sont des spectateurs impuissants. L’on retrouve ici le refus de la libido dominandi³ de Ionesco, qui se sent lui aussi le dernier homme. La pièce s’ouvre sur le conflit opposant Bérenger à son ami Jean qui lui préconise patience, culture et intelligence dont il semble pourtant dépourvu. De la même façon, le logicien déforme des syllogismes, les rend stériles et dépourvus de sens. L’on remarque également l’antithèse à la métamorphose en rhinocéros des personnages, celle de Bérenger qui consiste en « l’affirmation d’un unique être humain »⁴ dans toute sa singularité.
La rhinocérite, donc l’animalité dans le théâtre de Ionesco, est utilisée pour dénoncer, mais aussi pour enclencher un processus de confrontation du protagoniste aux autres personnages de qui il se sent éloigné. Le recours à l’animalité impliquant une mise à distance de l’autre, donnant lieu à une réelle altérité. Bérenger s’y confrontera d’ailleurs lui-même alors qu’il est sur le point de céder au désir de ressembler à ses pairs, celui-ci clame haut et fort :
« Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas ! ».
Pauline Correia
Mail : correiapauline@yahoo.com
1 Source : préface d’Emmanuel Jacquard, Rhinocéros édition folio théâtre, 1999
2 Ibid p. 10
4 Désir de diriger
5« Devenir Rhinocéros ou devenir humain, telle est la question ! » Exercice pratique d’analyse modale : Rhinocéros (Ionesco), Jacques Fontanille