A la fin des films King Kong, la chute du singe géant nous laisse une grande amertume. Réfugié en haut de l’Empire State Building après sa capture et son évasion, il finit par chuter sous les yeux de la belle Ann Darrow, et de nous-même. C’est pourtant notre victoire que nous voyons. La nature déchainée n’a pu être domptée ; mais elle a été vaincue. Quelques avions ont suffi, pilotés par des hommes à peu près aussi médiocres que nous tous. Néanmoins, c’est avec la bête que nous gravissons l’Empire State building, et c’est une part de nous qui périt sous les balles des mitrailleuses. Comment expliquer un tel déplacement ? Comme se fait-il que ce soit avec le monstre que nous soyons, et non avec les nôtres ?
Un personnage à part entière
Bien sûr, il y a la force de la narration : les films King Kong ne manquent pas de nous attacher à ce personnage spectaculaire. On sait ce qui lie Kong à la belle Ann Darrow, amour qui a de grandes chances d’unir le spectateur au (très) grand singe. A New-York, il n’est plus le monstre qu’on nous présentait au début du film, il n’est plus exactement un Dieu que les indigènes invoquent, mais un être qui aime, qui protège et qui prend soin.
Le film de Peter Jackson (2005) est très réussi à cet égard : le photoréalisme de Kong mêlé à la performance capture de la prestation d’Andy Serkis font que ce n’est ni un singe agrandi ni une illusion qui est à l’écran, mais bel et bien un personnage aux émotions manifestes. Le film évite même le cliché de la nature paisible et de la bête en parfaite harmonie avec elle – harmonie qui nous éloignerait de lui : Kong s’ennuie, dans une colère constante au sein d’un environnement devenu invivable. Visiblement, la solitude n’a rien d’une paix pour lui non plus. Ce que nous avons tué en haut de la tour nous ressemble un peu trop.
Un singe humain ?
Est-ce à dire que c’est une sorte d’humain que nous contemplons, un amour humain, une colère humaine ? C’est possible, et il est peut-être inévitable que nos rapports avec les animaux aient notre part d’humanité. N’est-il pas difficile de ne pas voir dans notre chat une sorte d’ado, avide d’indépendance mais toujours affamé ?
Une animalité commune, projection de soi-même comme un monde.
Il reste qu’il y a plus fort dans ce mythe moderne de King Kong. Au lieu de chercher ce qu’il y a d’humain dans le singe géant, intéressons-nous à ce qu’il pourrait y avoir d’animal dans certains de nos comportements humains, bien humains. C’est qu’il n’y a rien d’humain dans l’amour que porte Kong à Ann Darrow. Quelles qualités peut-il en effet lui trouver ? De quel désir peut-il être animé ? Si on veut comprendre cette relation avec nos catégories, on confine à l’absurde. C’est un gorille, et il ne préfère pas les blondes. Par ailleurs, son instinct animal ne doit pas lui faire imaginer cavaler avec une portée de bébés gorilles blonds.
Ce qui l’anime, c’est en fait la constitution d’un monde auquel il se confond. Le film raconte comment Ann Darrow finit par en faire partie, depuis qu’elle l’a appelé par ses cris. Ce monde n’est pas un espace qu’on s’approprie ou qu’on domine, mais un territoire dont les frontières avancent et reculent avec celui qui les parcourt. Kong l’a fait siens, par sa puissance qui lui a permis d’en avoir la maîtrise.
Notons ici que cette maîtrise n’a rien à avoir avec une domination unilatérale ; il s’agit plutôt d’une relation d’amour qui porte à se confronter à un monde, à en prendre soin, à le protéger, à le combattre. C’est notre relation à nous-même au fond que nous projetons. Kong a les dimensions de son île, où il est seul maître. Comprenons qu’un monde n’est pas nôtre, il est nous-même, quelle que soit sa restriction. Un chat n’est rien sans son territoire qu’il arpente, et Kong perd son caractère divin dès qu’il quitte son île. Ainsi, la belle pour lui n’est pas sienne, elle est une part de lui-même, sans laquelle la vie est devenue insupportable. On saisit déjà que dans notre amour si humain, une animalité est à l’œuvre en ce qu’elle élargit les contours de notre monde. C’est cet amour qui nous porte à viser au-delà de notre corps, petite enveloppe, pour nous projeter vers un ailleurs qui sera encore nous-même une fois maîtrisé. Cet ailleurs peut être ce jardin que veux labourer, ou cette personne que je veux connaître, aimer, vaincre[1].
En Ann Darrow, Kong ne voit pas une conquête, mais déjà ce qu’il pourrait être de mieux – un protecteur. Plus profondément, on pourrait même supposer que tout amour nous porte vers cette animalité qui n’est pas tant enfouie que tendancielle. Peut-être tout amour, toute colère nous mène-t-elle vers cette animalité qui est le lieu même où une puissance peut s’exercer. Et ces sentiments animaux en nous[2] se caractérisent par une irréversibilité et une entièreté que n’ont pas ceux des humains. Cet amour-là est incapable de tourner en haine.
Et si Kong tue, c’est pour protéger son territoire, par colère en raison d’une intrusion humaine, mais jamais par haine, du moins dans le film de Jackson. La colère est une réaction plus ou moins légitime, en tous cas une puissance qui jaillit là où la haine se rapproche davantage du ressentiment, durable et auto-destructeur. Non par réaction mais force réactive, si on veut. Si Kong devait ne plus aimer Ann Darrow, il l’oubliera comme un chat nous oublie sincèrement s’il trouve une maison plus généreuse (pour la soupe). Et il a oublié ceux qu’il a écrasé sans le moindre stress post-traumatique.
Impuissance ou la projection impossible
Qu’avons-nous tué au sommet de l’Empire State Building ? Un monstre ? Nous-même ? Un peu des deux bien sûr, mais surtout un certain rapport à un territoire. Nous ne sommes plus capables de nous en constituer un et de nous y fondre totalement, au risque de la solitude et de la hauteur ; nous ne sommes pas plus dignes d’un tel amour et de telles colères. Impuissants, tout ce qui se soustrait à notre domination, notre appropriation, doit inévitablement être dressé, battu, détruit.
Le contraste est flagrant entre la réaction de Kong face à une entrave et celle de nous autres humains. Rappelons-nous, au cours du film : Ann Darrow refuse d’amuser plus longtemps le grand singe. Celui-ci pique une terrible colère, une colère d’enfant, mais il ne l’écrase pas pour autant. Il se contente de partir, vexé, un peu triste de sa colère. Cependant, lorsque le singe se soustrait à notre divertissement, à New-York, nous ne pouvons que le détruire. Qui est incapable de se soumettre n’a aucune place dans le monde moderne, et son monde doit être celui dans lequel nous sommes tous contraints de vivre. La résignation ou la mort, en aucun cas la puissance.
Monde ou dimension d’une puissance à exercer
Récapitulons : dans Kong, nous ne nous voyons pas tant nous-même qu’une animalité qui nous est commune. Celle-ci est cette projection que nous faisons dans un milieu que nous ne détachons pas de nous-même : un territoire que nous pouvons ou non maîtriser, et non un espace vide que nous pourrions dominer ou exploiter. L’amour de Kong pour Ann Darrow dérive de cette relation à un monde : il veut protéger Ann comme il ne peut plus protéger son île vouée à l’extinction, comme il n’a pu protéger les siens dont il est le dernier représentant. L’animalité, c’est donc cette capacité à se confondre à un monde. Mais ce monde n’a pas à être natal : Kong semble curieusement à l’aise entre les hauts immeubles de New-York, comme si cette ville était faite pour être sienne et non nôtre. Ce milieu n’est pas une souche, mais une dimension dans laquelle une puissance peut s’exercer. Et Kong n’en a pas manqué, même si cela n’a pas suffi.
Kong mort, que nous reste-t-il ? L’humanité moderne est-elle encore capable de cette relation à soi-même comme un monde ? Ses émotions peuvent-elles encore garder cette hauteur, cette évidence, cette totalité que l’animalité seule semble permettre ?
Quand meurt la solitude …
Quand Kong chute, nous savons qu’aucun royaume, aucune solitude n’échappera plus à notre maîtrise technique et à nos intérêts économiques. La modernité, les films sont clairs là-dessus, lâchera autant d’essaims contre notre volonté de retrait que même la plus grande des colères ne vaincra pas. Finalement, c’est peut-être la solitude, ou du moins sa possibilité et son épaisseur qui meurt là-haut. Et c’est d’elle dont nous avons besoin pour nous dessiner des frontières à notre mesure, dans lesquelles nous pouvons nous projeter sans jamais nous perdre totalement.
Sacha Galpin
Mail : gwynplain.24@gmail.com
[1] Notons que vaincre n’est pas dominer. On est souvent vaincu lorsqu’on joue à un jeu, mais un ami ne nous domine pas, il nous dépasse pour qu’on puisse mieux le suivre. Mais pour suivre, il faut se situer, d’où la nécessité d’être parfois vaincu, dans le cadre d’un jeu librement consenti (les échecs, le tennis, le MMA …).
[2] La question de savoir si ces sentiments sont tels quels, ressentis par les animaux ne sera pas abordées ici car elle prendrait bien trop de temps. Que les bêtes sentent, c’est une certitude mais que leurs sentiments soient ressentis comme nous ressentons les nôtres, cela reste un problème très complexe. Donc, nous allons jouer à l’anthropomorphisme, sans en être complètement les dupes.