Nicolas de Staël a traversé le XXe siècle comme un électron libre, passant délibérément les frontières de l’art et de la terre, tant il restait indifférent aux écoles et aux nations. Né en Russie et exilé à l’âge de trois ans, le peintre n’a cessé de comparer sa vie à un voyage sans retour, seulement rythmé par des départs improvisés. Ses toiles, mues par des lignes d’horizon et des empâtements de couleurs, ont été le véritable guide de son existence, brutalement interrompue par un dernier saut dans le vide.
NAÎTRE D’UN EXIL
La peinture de Nicolas de Staël est née d’un exil qui n’a jamais cessé de le poursuivre. Issu d’une famille russe proche du tsar, l’artiste migre avec ses parents en Pologne lors de la révolution de 1917, avant de les voir s’éteindre deux ans plus tard, affaiblis par la misère. Arraché à ses racines, l’orphelin est adopté par une famille à Bruxelles, et apprend tous les rudiments de l’éducation bourgeoise aux côtés de ses sœurs. Mais Nicolas rêve déjà d’ailleurs, inspiré par ses lectures de poèmes français et de tragédies grecques. Malgré la réticence de ses tuteurs, qui lui promettent une carrière d’ingénieur, le jeune homme n’en fait qu’à sa tête, et sur une impulsion, décide de partir à Paris, avant de sillonner à bicyclette les paysages solaires de la Catalogne avec le poète Benoist Gilsoul. Là, il découvre la puissance symbolique des icônes médiévales, et s’enthousiasme pour l’intensité des clairs-obscurs. Il retrouve cet éclat dans la lumière du sud, qui inonde les ruelles catalanes et lui inspire de nombreux croquis. Désormais, il lui faut dessiner sur la route, ne jamais rester en place, car « tous les départs sont merveilleux pour le travail »[1].
UNE FUITE EN AVANT
Il est de ces artistes que l’on pourrait comparer à des météores. Furtifs, vifs, et lumineux, ils éclairent de leur passage sans prendre racine sur aucune terre. Nicolas de Staël était des leurs. Au cours de sa brève existence, le peintre ne s’enflamme que dans la vivacité du geste, mariant la tendresse à la férocité dans son art comme dans sa vie. Sur la route, il prend le volant avec hâte, passe les frontières, dévore ses amours, et de jour comme de nuit, lacère la toile sous la force du couteau ou de la truelle.
La recherche frénétique d’un renouvellement s’illustre chez Staël comme un saut dans le vide, qui sera son ultime fuite. Entre le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, les États-Unis ou l’Italie, l’artiste ne cesse de vaquer à la découverte de formes, de palettes et de lumières inconnues, dont il tire une myriade de croquis et de notes. Car le peintre écrit sans relâche, consacrant des soirées entières à accoucher sur le papier ses illuminations du jour. « Je sais que ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine. Je veux rester longtemps parti, ou mieux, ne jamais m’arrêter de voyager »[2]. Ce sentiment d’exil, inhérent à l’orphelin, est magistralement saisi par Denise Colomb dans sa fameuse série de photographies en noir et blanc. On aperçoit le peintre immense, l’œil hagard, le corps penché, le geste incertain, comme un fugitif capturé dans son propre atelier. De côté, il semble presque vouloir sortir du cadre, tandis qu’au premier plan, un sac à dos posé à terre donne la vague impression d’un départ.
UNE OEUVRE DÉPAYSÉE
Ce dépaysement incessant rend impossible tout rattachement de Nicolas de Staël à un quelconque mouvement artistique. L’œuvre, tout comme le personnage, demeure insaisissable. Le peintre lui-même reste absent des événements collectifs, refusant de participer à la première exposition du Salon des réalités nouvelles fondé par Sonia Delaunay, Jean Dewasne, Jean Arp et Fredo Sidès. Staël ne s’y retrouve pas, et réagit avec exaspération lorsque certains critiques le classent parmi les artistes abstraits. Ce mot sonne comme un enfermement dans l’esprit affranchi du peintre, qui reste convaincu que « les tendances non figuratives n’existent pas »[3] à une époque où tous ne jurent que de ça.
Aucune certitude n’est donc possible. Toute chose doit être brisée sous l’impulsion de l’artiste pour prendre des formes nouvelles. Selon le critique d’art Daniel Dobbels, « ce que montrent en un sens les toiles des années 1940, c’est qu’il faut naître plusieurs fois pour gagner un tableau. Qu’il faut multiplier les angles vifs, les zones mortes, les obstacles invisibles »[4]. Ne faire que naître une multitude de fois, sans avoir le temps de prendre racine. Il y a donc chez Staël l’inquiétude viscérale de se répéter, au risque d’une attache définitive. Cela s’observe dans ses amours, que le peintre enchaîne « sans attendre qu’une couleur sèche pour en poser une autre »[5], selon les mots de sa fille Anne.
L’OUVERTURE D’UN ESPACE
L’œuvre de Nicolas de Staël peut être pensée comme un espace qui se déplierait infiniment. Lors de ses voyages siciliens, le peintre ne relève des paysages de Palerme et d’Agrigente qu’un ensemble de lignes essentielles, celles des horizons lointains, qui suffoquent sous l’aplat de couleurs criardes. Selon ses mots, « une peinture devrait être à la fois abstraite et figurative. Abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d’un espace »[6]. Et cela se confirme à travers ses toiles, dans lesquelles le trait s’étend toujours vers un ailleurs, malgré l’épaisseur de la palette. Une tension picturale qui semble aussi être celle de son existence : partir, toujours partir autre part malgré les résistances physiques, car « l’art est un total engagement de soi, une mise en jeu de sa vie, un départ pour un voyage sans retour. Il n’y a pas d’autre choix »[7].
© ROMANE FRAYSSE
NOTES :
[1] Lettre à René Char, 12 mai 1953
[2] Lettre à Emmanuel Fricero, son père adoptif, 1937
[3] Lettre à Léon Degand, avril 1948
[4] Daniel Dobbels, Staël, Hazan, 1994, p. 52
[5] Anne de Staël, Staël, du trait à la couleur, Paris, Imprimerie nationale, Paris, 2001, p. 111
[6] Nicolas de Staël, Catalogue de l’exposition du 12 mars au 18 juin 2003, centre Pompidou, Paris, p. 123
[7] François Lévy-Kuentz, Nicolas de Staël, la peinture à vif, Arte, Paris, 2023
Image : Denise Colomb, Nicolas de Staël dans son atelier rue Gauguet, été 1954 (détail)