Aujourd’hui, on parle volontiers d’émerveillement ou de fascination, bien moins de ravissement. Le mot n’est plus vraiment dans les usages, et nous inscrit d’emblée dans une tradition religieuse bien poussiéreuse. L’iconographie chrétienne représente souvent cette exaltation vécue lors d’une épiphanie, tout comme les romantiques reprendront plus tard le concept de sublime au sein d’une nature transcendantale[1]. Mais si le ravissement est un topos qui existe dès l’Antiquité[2], on ignore qu’il définit tout d’abord le rapt de jeunes femmes. Extase joyeuse ou enlèvement forcé, cette expérience conserve en elle une étrange ambivalence dont les artistes témoignent eux-mêmes.
INTERROGER LE RAVISSEMENT
Dans sa compréhension actuelle, le ravissement est un état de joie intense auquel on s’abandonne sans mesure, sans discours et sans véritable geste. Il est le fait de ces expériences silencieuses et si précieuses, pour ce qu’elles révèlent de plus intime en nous-mêmes. À bien des égards, le ravissement semble être une émotion que l’on ne peut ni communiquer ni appréhender : mais est-ce seulement une épreuve solitaire, puisqu’il suppose de sortir hors de soi – sans quoi il ne serait alors question que de « joie » ?
L’éveil d’un ravissement est cerné de mystères. Rien d’étonnant à ce qu’on lui prête souvent une dimension mystique, que les peintures sacrées ont matérialisée par la visite d’êtres surnaturels dans le monde d’ici-bas. Mais le mystère ne s’arrête pas là, puisque l’étymologie même du mot « ravissement » décèle une ambivalence qui ne peut qu’interroger.
En effet, ravir, c’est aussi « enlever de force », ce rapt si cher aux mythologies antiques, qui ne se lassaient pas de conter l’enlèvement brutal de jeunes femmes désirées. Mais alors, une question nous taraude : comment cet acte éminemment violent peut-il basculer vers la conception que l’on se fait généralement du ravissement, celle d’un état de grâce ressenti lors d’une expérience singulière ? Au lieu de renvoyer ces polysémies dos à dos, il serait intéressant de les appréhender comme deux temporalités, décrites par certains artistes comme les états d’une sublimation.
UN TRAUMA SENSORIEL
Pourquoi un peintre a-t-il un jour pris un pinceau, et surtout, pourquoi ne l’a-t-il jamais quitté ? Bien des raisons pourraient être données à cela, et il serait sûrement prétentieux de vouloir les réduire à une cause générale. Le propre d’une supposition est toutefois de ne jamais s’imposer comme une certitude, et c’est donc en elle que nous nous plaçons désormais. Pour appréhender la création artistique, concevons le ravissement selon la première temporalité déjà évoquée, celle d’un enlèvement, et admettons ici qu’il n’est pas question d’un acte physique et volontaire commis par un autre, mais bien d’une expérience sensorielle qui retire violemment le sujet de la vie ordinaire.
La plasticienne japonaise Yayoi Kusama explique parfaitement ce qu’elle a vécu comme un trauma à l’âge de 10 ans :
« Un jour, après avoir vu, sur la table, la nappe au motif de fleurettes rouges, j’ai porté mon regard vers le plafond. Là, partout, sur la surface de la vitre comme sur celle de la poutre, s’étendaient les formes des fleurettes rouges. Toute la pièce, tout mon corps, tout l’univers en étaient pleins […] Je fus saisie de stupeur […]. Peindre était la seule façon de me garder en vie, ou à l’inverse était une fièvre qui m’acculait »[3].
L’obsession de l’artiste pour les pois qui parsèment l’ensemble de ses œuvres semble donc provenir de cette expérience traumatique, celle de la persistance d’un motif coloré sur la rétine. Une perception étrange, qui la sort brutalement de tout esprit logique par lequel on appréhende habituellement les choses déjà connues.
Il en va de même pour Vassily Kandinsky. Considéré comme le premier peintre abstrait, celui-ci explique son rejet du figuratif à la suite d’une perturbation visuelle :
« […] j’aperçus soudain au mur un tableau d’une extraordinaire beauté, brillant d’un rayon intérieur. Je restai interdit, puis m’approchai de ce tableau rébus, où je ne voyais que des formes et des contenus et dont la teneur me restait incompréhensible… C’était un tableau de moi qui avait été accroché à l’envers… […] Je sus alors expressément que les objets nuisaient à ma peinture »[4].
Si tous les artistes ne font pas état de ce trauma, ne peut-on pas supposer qu’il est l’expérience première qui les enlève subitement du monde rationnel ? Vivre un sentiment d’étrangeté paraît éveiller en eux la nécessité d’atteindre une réalité qui serait étrangère à toute logique.
LE PLAISIR ESTHÉTIQUE
Mais avant d’évoquer la nécessité de saisir un évènement qui a échappé à notre raison, il faut tout de même s’arrêter sur le plaisir éprouvé par ce premier ravissement. Car si la réaction immédiate semble être une désagréable « stupeur », celle-ci provoque tout autant un plaisir esthétique – une autre ambivalence relevée par le philosophe Edmund Burke dans son fameux traité Du Sublime.
Pierre Soulages raconte à merveille comment il s’est épris d’amour pour une tache de goudron :
« Enfant, de la fenêtre où je faisais mes devoirs d’écolier, je pouvais voir sur le mur d’en face une tache de goudron. J’avais plaisir à la regarder. Je l’aimais. […] Elle avait une partie unie, surface calme et lisse qui se liait à d’autres accidentées, marquées à la fois par les irrégularités de la matière et par une directivité qui dynamisait la forme […] Tout cela m’enracinait dans l’épaisseur du monde »[5].
Comme l’on s’en doute, cette tache signe le commencement des recherches insatiables du peintre autour de l’« outrenoir ». Il suffit parfois d’une forme singulière qui, par on ne sait quel jeu d’esprit, séduit le regard. En se plaisant à observer méticuleusement cette tâche de jour en jour, Soulages dépasse la frayeur causée par l’intrusion d’une étrangeté dans l’expérience sensible. Il ne se concentre plus que sur les mouvements, les irrégularités et les reliefs de cette matière noire, aussi contingente pour les autres que nécessaire pour lui. « Je l’aimais ».
LA NÉCESSITÉ DE SAISIR
Bien heureusement, le ravissement n’est pas seulement l’affaire des artistes. Toute sensibilité humaine peut, un jour ou l’autre, faire face à une expérience troublante comme celles décrites auparavant. Mais là où l’artiste se différencie sûrement, c’est dans la nécessité d’en extraire une forme sensible, d’enfin saisir quelque chose de cette mystérieuse ambivalence.
Le surréaliste Max Ernst attribue d’ailleurs son expérimentation du frottage au besoin de « déceler la cause première de l’obsession » décrite ci-dessous :
« Partant d’un souvenir d’enfance au cours duquel un panneau de faux acajou, situé en face de mon lit, avait joué le rôle de provocateur optique d’une vision de demi-sommeil ; […] je fus frappé par l’obsession qu’exerçait sur mon regard irrité le plancher, dont mille lavages avaient accentué les rainures. Je me décidai alors à interroger le symbolisme de cette obsession et, pour venir en aide à mes facultés méditatives et hallucinatoires, je tirai des planches une série de dessins, en posant sur elles, au hasard, des feuilles de papier que j’entrepris de frotter à la mine de plomb »[6].
Max Ersnt, Histoire Naturelle, 1926
La création artistique, dans sa conception moderne, semble donc être impulsée par une pensée obsédante, s’actualisant dans la recherche effrénée d’une forme, d’une couleur ou d’un éclat. Saisir, ne serait-ce que partiellement, ce qui surgit dans l’expérience sensible, et dont la seule preuve d’existence déstabilise les fondements logiques de notre esprit cartésien.
© ROMANE FRAYSSE
NOTES :
[1] Chez les romantiques, la contemplation de la nature nous élève au-dessus de notre condition humaine, en nous inspirant le sentiment de l’infini.
[2] Le ravissement est une thématique récurrente dans l’art de l’Antiquité, qui s’illustre sous la forme d’enlèvements amoureux.
[3] Extrait du catalogue d’exposition UN POIS, C’EST TOUT par Chantal Béret, Centre Pompidou, 2012
[4] Vassily Kandinsky, Regards sur le passé et autres textes, 1912-1922, Hermann, 1974
[5] Cité dans Pierre Soulages, Écrits et Propos. Textes recueillis par Jean-Michel Le Lannou, Hermann, 2009
[6] Max Ernst, « Comment on force l’inspiration, extrait du Traité de la peinture », Le Surréalisme au service de la révolution, n° 6, Éditions des Cahiers Libres, 1930
Image : Vassily Kandinsky, Sans titre, 1913. Cette toile est considérée par certains comme la première œuvre abstraite.