La liberté naît de l’intime conviction que nous pouvons tout dire, tout faire, tout en se pensant comme la seule cause de nos actions. Dans un monde marqué par le culte de l’humanité, des progrès scientifiques et rationnels, nous avons tendance à penser que l’homme peut tout et est à l’origine de tout. Or, cette liberté à laquelle nous portons un immense crédit n’est-elle en réalité pas le fruit d’une ignorance ou d’un orgueil mal placé ? Lorsque nous fumons, nous nous sentons maîtres de nous-mêmes et libres de saisir volontairement cette cigarette. De même que l’enfant se croit libre de manger d’énormes quantités de bonbons. La supériorité rationnelle ou technique l’empêche de se penser maîtrisé par autre chose que lui-même. Mais ne sommes-nous pas ignorants des causes qui nous déterminent ? La liberté, n’est-elle pas en somme qu’une illusion ? La servitude, la soumission à nos désirs est une situation inévitable pour tout homme qui s’ignore, tout homme qui croit pouvoir jouir d’une liberté inconditionnelle et surpuissante par rapport à l’œuvre de la nature. Penser la liberté, c’est ainsi penser la libération qui s’en suit. C’est en tout cas ce que nous montre Spinoza en essayant de comprendre non seulement sa définition, mais également son origine (d’où vient le fait que nous nous sentons aussi libres[1]).
L’ORIGINE DE LA LIBERTÉ
Pour comprendre l’origine de la liberté selon Spinoza, il faut considérer l’homme comme un mode fini. C’est parce qu’il est un être limité, un être qui éprouve du manque ou qui peut être soumis à l’imagination trompeuse, qu’il ignore les causes qui déterminent ses actions. La raison ne peut pas tout face à la finitude de l’existence humaine. Et puisqu’elle ne peut pas tout, l’homme est plus susceptible d’erreurs que de vérités universelles. Se croire doté d’une liberté infinie, se croire capable de choisir ou d’être l’auteur de nouvelles causes dans le monde, c’est donc méconnaître le régime des causes extérieures qui nous dominent et qui sont à l’origine de nos actions. Afin d’illustrer cela, Spinoza pense une situation où l’homme imagine que le soleil est à deux cents pieds de lui, ce qui est une erreur étant donné qu’il se situe à six cents diamètres terrestres, nous précise le philosophe hollandais. S’il pense ainsi, ce n’est pas parce qu’il s’improvise physicien aguerri, mais parce que le soleil l’affecte de chaleur. Nous considérons que le soleil est tout près de nous car il nous touche. Nous croyons que la connaissance que nous avons du soleil vient de nous, tandis qu’elle est en réalité le fruit d’une cause extérieure, en l’occurrence la chaleur provoquée par les rayons.
Tout le problème est là. Si nous sommes des êtres limités, si nous ne pouvons rivaliser avec la nécessité des choses et de la nature, quelle place donner à la liberté ? Quel peut être le sens de la liberté ? C’est précisément parce que nous ne pouvons échapper aux déterminations extérieures, de même que nous ne pouvons échapper à la chaleur du soleil, qu’il faut cesser de penser la liberté à partir du libre-arbitre, mais il faut la penser en l’opposant à ce qu’il nomme dans la Lettre à Schuller de 1674 la « contrainte ».
LA LIBERTÉ DE COMPRENDRE
Dans la Lettre à Chanut du 6 juin 1647, Descartes se dit amoureux durant son enfance d’une fille louche. Ce souvenir reste imprimé en lui et détermine également la passion qu’il éprouve à l’âge adulte pour les autres femmes. Ce n’est qu’en réfléchissant sur la cause de son amour actuel pour les femmes louches qu’il comprend que celui-ci est déterminé par autre chose que lui-même, que cet amour n’est pas anodin puisqu’il s’enracine dans une psychologie bien déterminée.
Cet exemple de Descartes illustre la conception de l’homme libre chez Spinoza : c’est en comprenant les affects qui proviennent de l’extérieur, des déterminations qui sont les nôtres que nous pouvons nous en défaire. En définitive être libre, c’est participer à la nature, c’est comprendre que nous sommes affectés par les causes de l’extérieur, comprendre que les choses sont déterminées avant nous par Dieu, et grâce à cette compréhension rationnelle se libérer de la servitude décrite auparavant.[2] L’homme ne fait pas exception au déterminisme naturel, il n’est pas « un empire dans un empire ». Il obéit aux mêmes lois que le reste de l’univers, même s’il n’en a pas conscience. En général, il se pense libre au sens où il se croit doté d’une liberté de choix infinie. Tout se passe comme si l’homme se pensait comme un Dieu. En réalité ils restent déterminés dans tout ce qu’ils font comme n’importe quel phénomène naturel. Là où l’on peut penser la liberté comme le privilège de l’homme, c’est tout l’inverse qui se passe : les hommes sont déterminés dans tous leurs actes, et de surcroît ils ignorent qu’ils le sont. La croyance en la liberté ne nous apprend qu’une chose sur l’homme, sa profonde ignorance.
VERS UNE FIN DE LA SUPRÉMATIE HUMAINE
La servitude est donc inévitable mais pas fatale. En tant qu’êtres rationnels nous avons la capacité de nous détacher d’un ensemble d’affects dominants, en comprenant leur cause. Le choix du fumeur compulsif qui se met aussitôt à arrêter de fumer démontre d’ailleurs cette théorie. Il se détache de la cigarette parce qu’il réalise que c’est une dépendance qui vient d’une cause qu’il ignorait, aussi profonde soit-elle (l’anxiété au travail ou le manque d’une personne chère à ses yeux). Ainsi, la liberté est toujours, selon Spinoza, une libération et provient d’un processus lent et douloureux : celui d’accepter notre condition d’homme servile, celui de ne pas se prendre pour Dieu. L’humilité philosophique est ici une réponse à une ère moderne qui insiste sur la suprématie de l’homme, aussi bien à travers ses innovations technologiques, qu’à travers ses prouesses scientifiques.
© BASTIEN FAUVEL
NOTES :
[1] Il faut chez Spinoza différencier tout de suite la liberté du libre-arbitre : le libre-arbitre est cette faculté de choisir entre une situation plutôt qu’une autre (nous choisissons la glace à la vanille plutôt que celle au chocolat). Or, la liberté est cette puissance d’exister pour le philosophe, de persévérer dans son être à partir des extensions qui nous sont propres. (Une pierre persévère dans son être aussi longtemps qu’elle ne s’abîme pas.)
[2] Dieu n’est pas pour Spinoza une puissance transcendante, le philosophe se veut panthéiste au sens où Dieu est immanent en toutes choses, il est la nature et ne surplombe pas les choses qui nous entourent. Nous pouvons reprendre la phrase d’Héraclite à ce titre : « Il y a aussi des Dieux dans la cuisine ».