À présent que les polémiques se sont éteintes sur Anatomie d’une chute de Justine Triet, en particulier sur ses déclarations au Festival de Cannes, que toutes les critiques ont été faites sur ce film palme d’or du festival de 2023, que Justine Triet vient de recevoir le prix du meilleur film en langue étrangère ainsi que celui du meilleur scénario aux Golden Globes et qu’elle est en course pour les Oscars, à présent que nul ne sait où s’arrêtera l’ascension de ce film, il est intéressant de revenir sur cette œuvre pour y proposer une entrée qui, semble-t-il, n’a pas été envisagée par l’ensemble des critiques et commentaires existants dans la presse et les médias. C’est l’objet de cet article.
Par rapport aux commentaires existants, je propose de considérer Anatomie d’une chute dans une perspective cavellienne, au sens de la question philosophique que pose le philosophe américain Stanley Cavell (disparu en 2018), pourquoi y a-t-il un couple plutôt que rien ? Je voudrais montrer qu’Anatomie d’une chute peut s’analyser comme un film qui répond à cette question posée par Cavell dans ses deux livres, le premier devenu un classique absolu du cinéma et de la philosophie À la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage[1] et le second, La protestation des larmes. Le mélodrame de la femme inconnue[2], qui prolonge le premier dans le cas où la femme reste seule.
La question de l’existence du couple traverse la réflexion que Cavell a développée à travers l’analyse d’une série de films hollywoodiens des années 1930 à 1950, baptisés par lui de « comédies du remariage ». Le mot clé est ici le mot remariage, qui désigne l’intuition de Cavell sur les problèmes du couple et de l’amour durable. Au lieu de partir, comme dans toutes les comédies romantiques classiques dont le modèle se trouve chez Molière, d’une situation dans laquelle un homme et une femme qui s’aiment ne peuvent pas vivre leur amour confrontés qu’ils sont à des obstacles multiples aux variations codées (il est riche, elle est pauvre ; il est noir, elle est blanche ; il est vieux, elle est jeune, etc.), une perspective qui a été développée jusqu’à l’épuisement (il est humain, elle est une sirène ; elle est humaine, il est extraterrestre), Cavell inverse le processus et considère comme point de départ un couple qui se sépare ou se défait, ou n’est plus, un couple mort ou en phase de mourir. Il passe de Molière à Shakespeare, car la séparation doit être le point de départ d’une nouvelle conversation qui aura lieu dans un lieu autre que le lieu initial, en général la forêt, ou en tout cas un ailleurs permettant une nouvelle rencontre. Et parfois elle ne pourra plus avoir lieu.
LA MORT DU COUPLE ?
Pour Cavell, ce qui compte n’est pas la manière de surmonter un obstacle (social, ethnique, économique, psychologique, géographique) mais de se demander quelles sont les conditions pour que le couple apparemment mort ne meure pas, et revive. Il propose l’idée de conversation, une notion qui doit permettre de rétablir, non le cliché psychologique de la communication, mais la manière de retrouver le vivant dans la vie de tous les jours, la vie ordinaire.
La réponse de Cavell à la crise du couple repose sur la redécouverte de la vie ordinaire qu’il trouve chez Emerson, Wittgenstein et Austin, faire face à l’existence répétitive, voir l’autre comme le seul ou la seule avec qui il sera possible d’endurer la répétition des jours, alors même qu’on ne le (ne la) supporte plus. En cela, Cavell inscrit sa réflexion dans le transcendantalisme américain, trouver Dieu (la vie) dans la vie ordinaire, ce qui est aussi, remarquons-le, la voie de Thérèse de Lisieux[3]. Pour Cavell, l’ennemi du couple, ce qu’il faut vaincre, est le scepticisme vécu. Le scepticisme vécu est ce qui tue l’espoir que la vie ordinaire puisse redevenir une source de vie. Ainsi Cavell plonge directement dans une réflexion mille fois reprise sur l’amour durable, en cherchant dans les comédies du remariage les manières de faire renaître la conversation.
On pourrait remarquer que la démarche de Cavell s’inscrit dans un processus de thérapie de couple et une recherche d’amour durable, mais d’une façon très différente (plus efficace ?) que celle développée dans les innombrables manuels d’aide reposant sur la connaissance des « langages de l’amour[4] » ou les sessions des Centres de préparation au mariage (CPM) pour « s’aimer mieux et davantage malgré les disputes[5] ». On peut remarquer aussi que cette démarche entre en écho avec un domaine de recherche aujourd’hui très actif, celui des sciences sociales du mariage, avec les réflexions revisitant la notion de sacramentalité des couples à la lumière de leur dimension relationnelle ou, plus précisément, « conversationnelle » (je fais ici volontairement appel à la notion cavellienne) du sacrement de mariage dans l’Église catholique[6]. Il y a là une actualité, au moins intellectuelle, de la démarche de Cavell dans le contexte postmoderne dans lequel le couple doit faire face à la durée.
Le succès n’est pas garanti. La conversation peut ne pas réémerger, et l’échec reste possible. Aussi Cavell complète-t-il quelques années plus tard sa réflexion par le second livre, La protestation des larmes avec l’étude de quatre nouveaux films hollywoodiens des années 1930 à 1940. Dans ces films, la femme doit affronter la violence masculine, les violences de son mari ou une indifférence de l’homme qu’elle aime, voire dans le pire des cas un comportement manipulateur ou sadique. Alors la conversation ne pourra pas fonctionner et elle devra repartir, selon l’expression de Cavell, « en quête de son histoire » ou d’une reconnaissance d’elle-même qu’elle ne pourra plus trouver dans son mariage. Le monologue de la femme inconnue s’adresse autant à elle-même qu’aux hommes qui n’ont pas voir en elle qui elle était.
LA PROTESTATION DES LARMES DE SANDRA VOYTER
Je propose de voir Anatomie d’une chute comme une illustration du monologue de la femme inconnue au sens de Cavell. Comme dans les comédies du remariage, le film commence par un conflit de couple. Mais cette fois, le mari meurt et aucun retour en arrière n’est possible. S’ensuit alors un procès pour déterminer si la femme a tué son mari, ou s’il s’agit d’un accident.
Anatomie d’une chute décrit la destruction du couple par le menu, au fil des disputes et des incompréhensions révélées par le procès de « elle » (Sandra Voyter, jouée par Sandra Hüller) alors que « lui » (Samuel Maleski, joué par Samuel Theis) est mort dans une chute du deuxième étage de leur chalet dans les Alpes. À la suite de soupçons qui se portent immédiatement sur elle, un procès va être engagé, dans lequel le procureur de la République tentera de faire apparaître la culpabilité de « elle » dans la mort de « lui ». Pour cela, la vie du couple va être désossée au scalpel, rien ne sera épargné, tout sera exhumé, exhibé, tout sera dit, afin que la « vérité » jaillisse de cette investigation en profondeur dans les failles du couple. Un terrible réquisitoire filmé au plus près par Justine Triet, dont la caméra n’ignore rien des doutes et des opacités des personnages du couple, et de leur fils, rendu mal voyant à la suite d’un accident dont une des causes est l’absence de « lui » qui avait préféré avancer son livre plutôt que de chercher son fils à l’école. Anatomie d’une chute commence donc de la même façon que les comédies du remariage, mais se poursuit comme La protestation des larmes.
Au fur et à mesure qu’on avance dans le film, on découvre de plus en plus de problèmes cachés. Ainsi elle est bisexuelle, « lui » et « elle » n’ont plus de relations sexuelles depuis l’accident du fils, elle a utilisé une idée de « lui » pour un de ses livres, et « lui » l’accuse d’avoir pillé son manuscrit. La situation se délite encore davantage quand on découvre que leurs scènes de ménage et leurs disputes avaient été enregistrées par lui et stockées sur une clé USB qui réapparaît pendant le procès. Le contraste entre la blancheur des paysages alpins, évoquant la sérénité d’une vie retirée à la montagne, et la réalité du drame conjugal, s’accentue à mesure que le film avance. Les personnages, à l’instar d’une tragédie grecque, semblent inexorablement guidés vers un destin fatal. La mort de « lui » empêchera le remariage à la Cavell et le procès se terminera par un acquittement de « elle » qui laisse en réalité le spectateur dans un doute à la fois philosophique (est-ce bien la vérité qui est sortie avec le procès) et métaphysique (quel sens cela a-t-il ?). Et pose la question de la vérité du couple.
LA VÉRITÉ DU COUPLE ET LA GENÈSE DE L’AMOUR
« Cette sacrée vérité » (The Awful Truth) est le titre d’un film américain de 1937 de Leo McCarey. Ce film est considéré comme la forme la plus pure des « comédies du remariage » selon Cavell. À force de mensonges et de tromperies réciproques, quoique sur des actes différents, Jerry Warriner (Cary Grant) et Lucy Warriner (Irene Dunne), qui passent leur temps à se disputer, estiment que leur couple n’existe plus, que rester ensemble n’a plus de sens (Lucy Warriner ne supporte pas que Jerry Warriner soit « tel qu’il est ») et décident de divorcer.
Finalement, la vérité du couple formé par Sandra Voyter et Samuel Maleski se trouvait-elle dans leurs disputes ou dans leur entente avant l’accident de leur fils ? La question se pose ainsi, et le choix de Justine Triet de présenter un procès renforce cette idée, de la « vérité » du couple entre « elle » et « lui » puisque le procès (processus) a pour fonction de faire jaillir la vérité. La question soulevée par le film ne peut manquer d’évoquer celle posée par Pilate à Jésus : « qu’est-ce la vérité » ?
Pourquoi passer sa vie à deux plutôt que seul ? Cette question a une dimension métaphysique : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Pour Cavell, il était important de comprendre que les « comédies du remariage » renvoyaient au récit biblique de la Genèse[7]. La réponse à la question « pourquoi y a-t-il un couple plutôt que pas de couple ? » relèverait ainsi du mystère de la création, c’est-à-dire précisément du couple avant la chute[8]. La chute de l’homme (la chute d’Adam) dans le film de Justine Triet, la chute dont le film fait l’anatomie.
© CHRISTIAN WALTER[9]
NOTES :
[1] Stanley Cavell, Pursuits of Happiness. The Hollywood Comedy of Remarriage, Harvard University Press, 1981. Traduction française de Sandra Laugier et Christian Fournier : À la recherche du bonheur – Hollywood et la comédie du remariage, Paris, Les Cahiers du cinéma, 1993. Vrin, 2017.
[2] Stanley Cavell, Contesting Tears. The Melodrama of the Unknown Woman, The University of Chicago Press, 1997. Traduction française de Pauline Soulat : La Protestation des larmes. Le mélodrame de la femme inconnue, Éditions Capricci, coll. « Cinéma », 2012.
[3] Ayant rencontré en 2018 Stanley Cavell à un colloque organisé par Sandra Laugier à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, j’ai pu lui demander s’il connaissait l’œuvre de Thérèse de Lisieux et s’il avait remarqué l’analogie entre la voie d’Emerson et celle de Thérèse dans ses travaux sur le remariage. Il m’avait répondu par la négative. Je n’ai pas pu poursuivre cette conversation avec lui, car il est décédé quelque temps après le colloque.
[4] Gary Chapman, Les langages de l’amour, Paris, Farel, 1997.
[5] Daphné Le Roux, « « S’il suffisait qu’on s’aime…’’ Étudier les ‘’langages de l’amour’’ en philosophe », Implications philosophiques, 29 octobre 218, en ligne https://www.implications-philosophiques.org/sil-suffisait-quon-saime/
[6] Voir les très nombreux livres publiés en français ou en langue anglaise sur ces réflexions depuis 2020. La dimension relationnelle du sacrement de mariage a été l’objet des réflexions de Louis-Marie Chauvet dans les années 1980. Les travaux récents de théologie du couple s’inspirent de cette approche, par exemple Philippe Bordeyne, Éthique du mariage. La vocation sociale de l’amour, Desclée de Brouwer, 2010. Ma proposition ici est de faire remarquer que Cavell, par une voie totalement différente, s’engage sur la notion d’amour durable avec cette même perspective, dans une démarche indépendante de toute dimension théologique.
[7] La Protestation des larmes, p. 40.
[8] Adam, la nature humaine, avant et après. Épistémologie de la chute, Édité par Gianluca Briguglia, Irène Rosier-Catach, Éditions de la Sorbonne, 2019.
[9] Chercheur associé au Laboratoire d’anthropologie critique interdisciplinaire (LACI-LAP, UMR 8177 CNRS-EHESS), membre régulier de l’Institut d’éthique appliquée (IDÉA, Université Laval à Québec). Site « Chroniques de l’antimonde » https://antimonde.fr/
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