Annabel Lee est le dernier des poèmes écrits par Edgar Allan Poe. Rédigé en 1849, il n’a été publié qu’après sa mort, intervenue cette même année. Le poème a eu plusieurs traductions en français, nous ne retiendrons ici que celle de Stéphane Mallarmé qui affirmait : « Poe, c’est le cas littéraire absolu. »
Ce poème est largement interprété comme une expression poignante de la perte et du deuil liés à la mort de sa jeune épouse, Virginia Eliza Clemm Poe, décédée de la tuberculose en 1847 et considérée comme l’inspiration la plus probable. Sa mort a exercé une influence significative sur la vie et l’œuvre de Poe, contribuant à la tonalité sombre et mélancolique d’un grand nombre de ses écrits.
L’histoire personnelle de Poe a forgé la légende autour de sa vie et de son œuvre. Sa mort en 1849 reste cependant entourée de mystère. Il a été retrouvé en état d’ébriété et désorienté à Baltimore, il a été transporté à l’hôpital où il est décédé quelques jours plus tard, le 7 octobre 1849, à l’âge de quarante ans.
L’AMOUR OBSESSIONNEL
Edgar Allan Poe a exprimé une vision intense et parfois obsessionnelle de l’amour dans ses écrits. Ses poèmes explorent souvent la perte, le deuil et la fascination morbide pour la mort de l’être aimé. La thématique de la jeune femme décédée prématurément y apparaît fréquemment, créant une atmosphère de romantisme sombre et de tragédie gothique. La complexité de ses propres expériences amoureuses se reflète dans son travail littéraire avec les aspects les plus obscurs de l’amour et de la condition humaine. Il a également souvent représenté la dualité de l’amour dans ses œuvres, mêlant passion et désespoir. Des éléments pour la fascination morbide, de deuil prolongé et de l’idée de la mort comme unir éternellement les âmes se retrouvent dans Annabel Lee.
Ce poème reflète l’amour obsessionnel teinté de mélancolie, contribuant à la création d’un romantisme noir[1], caractéristique de son style littéraire. Écrit à la première personne, le poème relate l’amour tragique entre le narrateur et une belle jeune fille nommée Annabel Lee. Le narrateur est lié à Annabel Lee par un amour si profond que les anges en ressentent de la jalousie, et tuent la jeune fille. Après sa mort, le narrateur ne cesse de l’aimer. Son amour unit son âme à celle d’Annabel Lee par-delà la mort.
ANNABEL LEE
Il y a mainte et mainte année, dans un royaume près de la mer, vivait une jeune fille, que vous pouvez connaître par son nom d’ANNABEL LEE : et cette jeune fille ne vivait avec aucune autre pensée que d’aimer et d’être aimée de moi.
J’étais un enfant, et elle était un enfant dans ce royaume près de la mer ; mais nous nous aimions d’un amour qui était plus que l’amour, – moi et mon ANNABEL LEE ; d’un amour que les séraphins ailés des cieux convoitaient, à elle et à moi.
Et ce fut la raison que, il y a longtemps, – un vent souffla d’un nuage, glaçant ma belle ANNABEL LEE ; de sorte que ses proches de haute lignée vinrent, et me l’enlevèrent, pour l’enfermer dans un sépulcre, en ce royaume près de la mer.
Les anges, pas à moitié si heureux aux cieux, vinrent, nous enviant, elle et moi – Oui ! ce fut la raison (comme tous les hommes le savent dans ce royaume près de la mer) pourquoi le vent sortit du nuage la nuit, glaçant et tuant mon ANNABEL LEE.
Car la lune jamais ne rayonne sans m’apporter des songes de la belle ANNABEL LEE ; et les étoiles jamais ne se lèvent que je ne sente les brillants yeux de la belle ANNABEL LEE ; et ainsi, toute l’heure de la nuit, je repose à côté de ma chérie, – de ma chérie, – ma vie et mon épousée, dans ce sépulcre près de la mer, dans sa tombe près de la bruyante mer.
Mais, pour notre amour, il était plus fort de tout un monde que l’amour de ceux plus âgés que nous ; – de plusieurs de tout un monde plus sage que nous, – et ni les anges là-haut dans les cieux, – ni les démons sous la mer ne peuvent jamais disjoindre mon âme de l’âme de la très-belle ANNABEL LEE.
L’HARMONIE POSTHUME
La relation entre le poète et Annabel Lee est présentée comme idyllique, mais le poème révèle une tension subtile entre l’amour et la mort. L’utilisation de la mer comme toile de fond évoque à la fois la beauté et la menace, soulignant la dualité inhérente à l’amour et à la perte et symbolise le passage entre la vie et la mort, tandis que les royaumes célestes évoquent une dimension spirituelle. Cette romance pure entre le narrateur et Annabel Lee, brisée par la mort révèle la cruauté du destin et la fragilité de la vie, avec une touche d’obsession dans la manière dont le poète continue à lier son amour à la mort. La conviction que leur amour transcende même la séparation physique crée ainsi une atmosphère de tragédie gothique et de romantisme sombre.
Le poème sonde la fragilité de la vie et la puissance intemporelle de l’amour. Poe utilise un langage lyrique et des images évocatrices pour exprimer le chagrin du narrateur face à la perte de sa bien-aimée. La métrique et la musicalité du poème contribuent à sa mélodie, amplifiant l’émotion et laissant une impression durable. L’utilisation fréquente de sonorités mélodieuses, comme la rime et l’allitération, crée une harmonie qui renforce l’impact émotionnel du poème ainsi que le choix de situer l’histoire dans un lieu non spécifique et intemporel contribuant à lui donner une qualité universelle. De plus, la thématique de la mort précoce d’Annabel Lee souligne la vulnérabilité de la jeunesse et la manière dont la passion peut être interrompue brusquement.
L’obsession du narrateur pour son amour perdu soulève des questions sur la nature de l’attachement et de l’acceptation de la mort offrant une méditation profonde sur l’amour éternel et la fragilité de la vie humaine. Quant à la jalousie des anges, elle interroge sur la nature de l’amour et de la destinée, suggérant que des forces supérieures peuvent influencer les destinées humaines.
Edgar Allan Poe, maître du romantisme sombre, juxtapose l’idylle amoureuse avec des éléments macabres, créant une tension entre la beauté et la fatalité. Annabel Lee demeure une œuvre emblématique de la poésie romantique américaine. Poe aborde les thèmes de la passion, la perte et l’immortalité de l’amour à travers des images évocatrices et une musicalité poétique. Cette complexité allie le personnel et l’universel, les profondeurs de l’amour et la perte à travers le prisme de l’imaginaire et de l’émotion.
L’idée d’un amour transcendant la mort ajoute une dimension romantique et spirituelle au poème, soulignant la croyance en une forme d’immortalité de l’amour véritable. Le poème met en lumière la vulnérabilité de l’amour face aux forces extérieures et exprime le chagrin éternel du narrateur et par juxtaposition de l’auteur.
Par la poésie, Edgard Allan Poe transcende sa douleur, offrant une catharsis émotionnelle et un moyen de donner du sens aux tourments de sa vie.
© SOPHIE CARMONA
SOURCES :
– Les Poèmes d’Edgar Poe, traduit par Stéphane Mallarmé, La librairie Gallimard, 1928.
– Edgar Poe de Marie Bonaparte, avant-propos de Freud, éditions Denöel et Steele, 1933.
– Chronologie de la vie d’Edgar Allan Poe sur le site officiel de la Société Edgar Allan Poe de Baltimore.
– Ilustration Edgar Allan Poe par Mister Sam Shearon.
ANNABEL LEE (The Works of the Late Edgar Allan Poe, vol. II, 1850)
It was many and many a year ago,
In a kingdom by the sea,
That a maiden there lived whom you may know
By the name of Annabel Lee;
And this maiden she lived with no other thought
Than to love and be loved by me.
I was a child and she was a child,
In this kingdom by the sea:
But we loved with a love that was more than love—
I and my Annabel Lee;
With a love that the winged seraphs of heaven
Coveted her and me.
And this was the reason that, long ago,
In this kingdom by the sea,
A wind blew out of a cloud, chilling
My beautiful Annabel Lee;
So that her highborn kinsmen came
And bore her away from me,
To shut her up in a sepulchre
In this kingdom by the sea.
The angels, not half so happy in heaven,
Went envying her and me —
Yes! — that was the reason (as all men know,
In this kingdom by the sea)
That the wind came out of the cloud by night,
Chilling and killing my Annabel Lee.
But our love it was stronger by far than the love
Of those who were older than we —
Of many far wiser than we —
And neither the angels in heaven above,
Nor the demons down under the sea,
Can ever dissever my soul from the soul
Of the beautiful Annabel Lee:
For the moon never beams, without bringing me dreams
Of the beautiful Annabel Lee;
And the stars never rise, but I feel the bright eyes
Of the beautiful Annabel Lee;
And so, all the night-tide, I lie down by the side
Of my darling — my darling — my life and my bride,
In her sepulchre there by the sea,
In her tomb by the sounding sea.
[1] sous-genre littéraire et pictural du romantisme mêlant le sublime à la mélancolie, à la peur et aux atmosphères lugubres.