Nous avons tendance à penser que la philosophie relève de la raison, d’un esprit aguerri qui est caractéristique de l’âge adulte, dès lors est-ce possible de philosopher avec les enfants, est-ce possible de stimuler chez eux cette dite intelligence que suppose la philosophie ? Pour répondre à cette question, nous nous entretenons avec Alicia Polzella Gauduel.
Pouvez-vous vous présenter ?
Je suis Alicia Polzella Gauduel et je suis philosophe praticienne.
Après des études de philosophie à la Sorbonne, j’ai choisi d’étudier la communication et j’ai travaillé près de quinze ans dans ce domaine. C’est en 2016, après quelques péripéties professionnelles, que je suis revenue à la philosophie en étudiant spécifiquement la philosophie pratique au sein de l’Université de Nantes où j’ai obtenu le D.U. de philosophie avec les enfants et les adolescents à l’école et dans la cité. Depuis, j’anime des discussions de philosophie avec les enfants, les adolescents mais aussi les adultes. La méthode est la même, ce sont, parfois, les sujets qui diffèrent.
Je suis aussi formatrice en pratique philosophique au sein de l’association SEVE et auprès d’autres publics, notamment d’enseignants.
Emmanuel Kant écrivait « on n’apprend pas la philosophie, on ne peut apprendre qu’à philosopher ». Ce qu’il faut comprendre, c’est que la philosophie est une pratique, en l’occurrence discursive. De mon point de vue, philosopher est un verbe d’action.
Mon métier consiste à réunir un groupe autour d’une question de philosophie et à animer la discussion fondée sur la réflexion et l’écoute. Le propre des questions philosophiques, c’est qu’elles sont à la fois universelles, au sens où elles concernent l’ensemble de l’humanité, et contestables d’où l’immense intérêt d’en discuter. L’objectif n’est pas de tomber d’accord mais d’entendre le point de vue de l’autre pour faire progresser les idées.
Pourquoi avoir choisi d’animer des ateliers philosophie avec les enfants ? Et quels sont les premiers enjeux avec eux ?
Lorsque j’ai quitté le monde de l’entreprise, ma quête de sens était très forte. J’avais perdu à la fois l’objectif et la signification de mon métier, et par conséquent, je n’y prenais plus de plaisir. Je sais que l’on dit beaucoup de choses sur la quête de sens, mais c’est ce que j’ai expérimenté à ce moment de ma vie.
Dans le même temps, j’ai toujours été sensible à la cause des droits de l’enfant et aux enjeux de l’éducation, j’étais devenue mère moi-même et c’est donc assez naturellement que mon désir s’est orienté vers les enfants. Non pas avec l’idée de faire philosopher de « futurs adultes » (comme si un enfant n’était qu’en devenir) mais plutôt de les considérer, en tant qu’enfant, comme des personnes du monde et comme des interlocuteurs valables en philosophie.
Je pense qu’il y a deux enjeux principaux dans la pratique de la philosophie avec les enfants.
Le premier est tout simplement de leur donner sincèrement la parole pour qu’ils puissent exprimer ce qu’ils pensent. Cela vous parait peut-être normal mais il faut considérer que, si l’enfant est naturellement philosophe c’est-à-dire qu’il possède cette capacité à s’étonner devant le monde et à le questionner, il est n’est pas commun de lui donner la parole pour qu’il exprime librement ce qu’il pense.
Le deuxième enjeu, c’est d’inciter les enfants à prendre conscience des moyens qu’ils utilisent pour soutenir ce qu’ils pensent, afin que leur pensée devienne de plus en plus critique, créative et attentive à l’autre. C’est ainsi que la philosophie permet de développer l’esprit critique.
Vous mettez l’accent dans votre interview Brut sur la dimension du collectif à l’école. Pensez-vous que la philosophie est un moyen pour renforcer ce collectif ?
Oui je le pense. L’une des rares études menées il y a quelques années à l’école internationale de Genève sur les effets de la pratique philosophique chez les élèves témoignait de l’amélioration de la qualité d’écoute. Plusieurs enseignants avec lesquels je travaille ressentent, sans l’avoir toutefois mesuré, de l’apaisement dans les relations en classe, davantage de dialogue, moins de conflit depuis que les élèves pratiquent la philosophie.
S’écouter, discuter, ne pas réussir à tomber d’accord et admettre pourtant que l’idée de l’autre existe, qu’elle est légitime et digne d’intérêt, pour peu qu’elle soit argumentée, me semble être un ingrédient important pour bâtir un collectif riche et solide. Je reste néanmoins prudente : la philosophie n’est pas un remède à tout je ne veux pas l’instrumentaliser. Si la philosophie peut être un moyen de renforcer le collectif, ce n’est jamais parce qu’elle dit quoi penser, ni qu’elle uniformise les singularités ou qu’elle met tout le monde d’accord.
J’ajoute que la pratique philosophique demande de la persévérance et de la régularité. Les effets ne sont pas immédiats et restent difficilement mesurables.
Dans une autre interview YouTube avec Philomonaco, vous dites qu’il est important de considérer l’enfant comme un être qui enseigne, faut-il selon vous dépasser cette relation hiérarchique entre l’élève et l’enseignant?
Faisons preuve de discernement.
La relation hiérarchique entre un enseignant et les élèves est bien fondée dès lors que l’enseignant dispose d’un « pouvoir » que l’élève n’a pas : le savoir. Le maître sait, l’élève ne sait pas (encore), il apprend grâce au maître qui va lui enseigner. Si la relation peut être qualifiée de descendante elle n’en est pas moins saine. Elle ne présuppose pas d’abus de pouvoir de la part de l’enseignant ; elle n’empêche pas non plus les élèves d’être actifs dans le processus d’apprentissage, selon la pédagogie que l’enseignant déploiera.
Ce que la pratique de la philosophie propose, c’est de compléter (notamment dans le cadre de l’école), cette relation hiérarchique par une relation plus horizontale au cours de laquelle enseignant et élèves vont authentiquement chercher ensemble. Et même si on ne niera pas que l’adulte sait davantage de choses que l’enfant et qu’il a une expérience de la vie plus longue, cela n’a pas pour conséquence systématique que l’adulte sache mieux répondre à une question de philosophie que l’enfant.
Mais ce n’est pas propre à la philosophie. Le professeur Revol, lors d’une conférence TedEx de 2019 intitulée Le choc des générations, explique que « pour la première fois au monde, deux générations, les Y et les Z, apprennent des choses à leurs parents. »
Pour clôturer cette interview j’aimerais venir sur une question plus ouverte : Il y a une notion actuelle qui est aussi bien mise en avant que critiquée au nom de l’autorité, c’est celle de « bienveillance ». Celle-ci doit-elle être appliquée et apprise aux enfants ?
Reprenons la définition de la bienveillance dans un dictionnaire : la bienveillance est une disposition d’esprit inclinant à la compréhension, à l’indulgence envers autrui. Rien de suspect ici. Dans ce sens, il me parait évident qu’il faille l’appliquer et l’apprendre aux enfants, notamment parce que le processus d’apprentissage de l’enfant passe par l’erreur et qu’il faut que ces erreurs pour qu’elles soient sources d’enseignement, soient comprises, accompagnées avec indulgence et même valorisées dans certains cas.
Ce qui pose problème à mon avis, ce n’est pas la bienveillance mais la confusion avec la complaisance qui, elle, est une façon de s’accommoder de situations ou de comportements par faiblesse ou par peur de l’opposition. Une indulgence exagérée pourrait-on dire qui ferait dévier certains jugements et comportements vers l’excès, vers l’hypocrisie ou la lâcheté. Faire de la philosophie, c’est précisément ne pas craindre d’affirmer ses idées, ne pas craindre qu’elles s’opposent à d’autres tout en préservant, grâce au dialogue argumenté, la possibilité de la saine dispute.
Enfin, vous dites que la bienveillance est critiquée « au nom de l’autorité » comme si bienveillance et autorité étaient contraires. Faut-il choisir entre l’une et l’autre ? Peut-on exercer une autorité bienveillante ? Je pense que oui, mais pour cela, il est nécessaire de « rafraichir le sens des mots » comme l’écrit Paul Ricoeur au sujet du rôle de la philosophie. Comprendre de quoi l’on parle lorsqu’on parle de « bienveillance » et « d’autorité » me parait fondamental, et c’est là le sens du métier que j’exerce.
Notes :
– Association SEVE : Savoir être et vivre ensemble
– D.U : Diplôme universitaire
Interview menée par Bastien Fauvel