Il existe une infinité de masques, certains sont en velours, d’autres en satin et tous ont des présumées vertus pour aider au sommeil : Oreillettes intégrées, fraîcheur pour les pores de la peau, etc. Sans exception, ils simulent une coupure entre le sommeil et le réveil. Retranché derrière le masque, l’esprit est à l’abri de la charge de l’éveillé. Loin de l’indiscrétion d’autrui, l’être masqué s’évade dans le sommeil et se laisse emporter par ses vagues. Toutefois, est-ce que tout masque disparaîtrait quand le dit-masque est enfilé ? De cette dissimulation par outil à celle faite par l’inconscient, qu’apprenons-nous sur la psyché humaine en étudiant la notion de masque ? De quoi ces derniers nous protègent-ils ? Et surtout, que permettent-ils dans les rêves ? À travers les écrits de Gaston Bachelard, nous serons amenés dans le monde clos du rêve, où les masques nous permettent autant qu’ils nous dissimulent.
QUE PERMETTENT LES MASQUES ?
Essentiellement, les « masques psychologiques » sont des artifices, des virtualités. Et quand l’on désire étudier ce qui se cache sous un visage, on le saisit comme un masque. Néanmoins, faire ce type de trajet phénoménologique[1], du visage au masque et du masque au visage nous demande de questionner les valeurs ontologiques qui sous-tendent cette volonté de se dissimuler. D’où la question que nous allons nous poser : quelles interprétations pouvons-nous faire de ces masques psychologiques dans les rêves et que disent-ils de nos désirs ? Dans son recueil publié à titre posthume, Le droit de rêver[2], Gaston Bachelard fait ressortir des valeurs prédominantes à ce type d’agir : la simulation et la dissimulation.
Pourquoi la simulation ? Pour expliquer cela, prenons l’exemple d’une personne qui est aliénée dans sa condition par le travail. À l’heure du rêve, il se peut qu’elle soit transportée au bord d’une plage de sable blanc en toute tranquillité. Le masque ici rompt avec le passé, le présent de l’éveillé. Il devient un outil de défense. Et qui dit « défense », dit « agression ». Se masquer dans le rêve revient ici à une défense et une agression envers l’idée que l’on se fait de soi. Et toute agression est une prise avec l’avenir et est en prise avec un devenir qui peut nous offusquer dans notre conscience de nous-mêmes et de notre personnalité. De fil en aiguille, nous pourrions être amenés à désirer une autre image de soi. Ce rapport esthétique est celui de la personne qui se rêve en héros, qui se voit réussir d’un point de vue social et moral, là où elle a eu l’impression d’échouer dans son quotidien. C’est une esthétique de la volonté qui propose un changement, une prise sensible de caractère. De facto, cet artifice se désire par la vision que donne autrui d’un « soi ». C’est un masque pour et par les autres. Un autre exemple similaire pourrait être celui d’une personne endormie qui s’imagine forte comme un bœuf en conséquence d’un moment d’impuissance dans la journée. Ce sont là les racines phénoménologiques de l’idée de travestissement, essentiellement la volonté de se masquer, de se réformer, d’artificier un nouveau départ par la simulation.
Malgré tout, il nous faut nuancer cette appréhension du masque à travers l’apparaître et plus précisément, le visage. Qu’est-ce qu’un visage, si ce n’est une mosaïque de prélèvements faits à partir des masques d’autrui ? Et même s’il y a bien un naturel insoluble, un « soi » qui reste dans le rêve aussi, comment distinguer ces deux tendances entre dissimulation et expression instinctive qui ne cessent de s’entreactiver ?
UNE DIALECTIQUE[3] DE LA LUMIÈRE ?
Quand nous nous assoupissons, le sommeil nous dissimule déjà. Le visage se ferme et laisse entrevoir l’inconscient, par bribes, dans des spasmes, des mots qui sifflent, etc. Pour le philosophe Gaston Bachelard, le masque se propose comme un véritable objet de l’instinct humain : pourquoi ? À titre d’exemple, l’auteur amène sur le devant de la scène, les travaux du psychiatre, Roland Kuhn : les taches de Rorschach. Pour rappel, ce sont des ensembles d’encrages sur du papier qui servent à mesurer « la sincérité de la dissimulation, le naturel de l’artificiel[4] ». Dans ses travaux psychiatriques, monsieur Kuhn juxtapose l’analyse des rêves et celle des masques. Selon lui, les masques sont comme des rêves fixés. Ils ne se posent pas dans le dynamisme du psychisme, ce sont des arrêts où se passe un changement, la saisie du dit-outil. C’est pour cela que nous nous exprimons ainsi auprès d’autrui : « J’ai eu l’impression qu’il portait un masque. » Le masque ne peut être que dérivé de ce qui est senti, il ne fait pas directement partie de ce qui est perçu. Il est la commande de la dissimulation qui, une fois appliquée par l’être, tend à être définitive et totale. Toutefois, le masque est par essence parcellaire. D’où l’expression : « Chassez le naturel, il revient au galop. » Malgré la naïveté généraliste de cette proposition, elle nous informe coup sur coup de l’énergie déployée par l’inconscient pour créer un masque et de sa fin prochaine. Prenons l’exemple d’un rêve où l’on est mis à la place du héros d’une histoire fantastique. Il arrive nécessairement à un moment que notre naturel transparaît dans la banalité des discussions entre les personnages imaginaires. Le masque se présente comme une dialectique de la lumière. Immanquablement, il faut bien qu’une de ses parties se craquelle. Chemin faisant, le masque serait une conduite intermédiaire entre le « caché » et le « montré » prenant place dans l’espace de tous les possibles psychiques : le rêve. Il serait le va-et-vient entre l’image que l’on a de soi et celle que l’on aimerait être.
Et même si la condition humaine tente de se dissimuler de façon constante, et cela par cette aspiration à être un autre que soi, ces masques ne peuvent durer même le temps d’un rêve. Il est intéressant de noter que : « Le masque réalise en somme le droit que nous nous donnons de nous dédoubler.[5] » Dans ces cas, le masque est la concrétion de ce qui aurait pu être. Et cet agrégat de dynamique existe bien, il se joue dans le rêve. Dans une idée d’inspiration bergsonienne[6], le rêve propose cet être de ce qui aurait pu être et qui reste dans la nébuleuse de l’agir potentiel, des possibilités de la durée vécue.
© MATHIEU BOURHIS
[1] Ce terme vient d’une école de philosophie qui s’attache à démontrer que le phénomène n’existe que s’il y a une conscience pour le percevoir. Toute conscience serait donc conscience de quelque chose, c’est l’idée d’intentionnalité de la conscience.
[2]Le droit de rêver, Gaston Bachelard, 1970, Les Presses Universitaires de France, 1re édition, 250 p, collection « À la pensée ».
[3] La dialectique s’enracine dans la pratique ordinaire du dialogue entre deux interlocuteurs ayant des idées différentes et cherchant à se convaincre mutuellement. Dans le cas échéant des masques psychologiques, cela veut dire que quelque chose se cache en se montrant et se montre en se cachant.
[4] Dans Phénoménologie du masque, le Dr Roland Kuhn fait l’inventaire de ces outils d’enquête psychanalytiques. Les planches de Rorschach sont un outil d’analyse spectral permettant de déceler la volonté d’un individu à se dissimuler : « Pour voir dans une tache d’encre autre chose qu’une tache, des forces créatrices doivent intervenir. »
[5] Le droit de rêver, page 172, Gaston Bachelard, 1970, Les Presses universitaires de France, 1re édition, 250 pp. Collection « à la pensée »
[6] Dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, le philosophe Henri Bergson conceptualise les phénomènes psychiques comme psychophysiques. De cette façon, il faut les considérer comme se faisant en même temps que l’action. Ainsi, pour l’auteur, le rêve resterait un agir qui se réalise factuellement mais seulement au sein même de l’individu. Un agir qui se vivrait dans le temps propre de l’individu, dans la temporalité propre au rêve.