Quand on dit d’un individu qu’il est quelqu’un c’est pour souligner sa singularité, son originalité, et par là son importance. Celui ou celle qui est quelqu’un se démarquerait d’une majorité par trop commune ou indifférenciée : parce qu’il n’est pas le quelconque, le quelqu’un aurait pour lud’accomplir, au maximum, sa singularité. Il ne reviendrait donc pas à tout le monde d’être quelqu’un, ce destin n’étant réservé qu’aux individus dotés d’une personnalité réelle.
Pourtant, n’est-il pas évident que tout un chacun est, en tant qu’individu, toujours déjà quelqu’un ? N’a-t-on pas déjà une personnalité, du simple fait de pouvoir se dire soi ? Le principe des indiscernables de Leibnizi, qui veut qu’il n’y ait rien, dans la nature, qui soit rigoureusement identique, s’applique aussi bien au moi.
C’est donc qu’il ne suffit pas d’être un pour avoir le sentiment d’être unique. Si nous sommes bien tous singuliers, il s’en faut que cela suffise à nous savoir réellement différents des autres. Mais alors, qu’appelle-t-on réellement être quelqu’un ? Seule une compréhension réelle de la personnalité, qui constitue moins une donnée de base qu’une conquête engageant un rapport de soi à soi, et non pas aux autres, permet de répondre.
LA COURSE À L’IPSÉITÉ : PERSONNALITÉ ET SENSIBILITÉ
Ce que prouvent les diverses stratégies (parfois grotesques, comme la vantardise ou la mythomanie) qui sont mises en œuvre pour se démarquer d’autrui, c’est bien que l’ipséité, c’est-à-dire le sentiment d’être différent des autres, n’est pas une donnée de base. La course à la singularité caractérise la condition humaine, et il ne suffit donc pas d’avoir, comme tout un chacun, une identité, pour avoir la conscience d’être unique. Hegel le remarquait déjà, qui, dans le premier chapitre de la Phénoménologie de l’espritii, soulignait que le moi était à la fois parfaitement singulier et universel, la singularité de chacun pouvant contradictoirement s’appliquer à tous les sujets (chacun pouvant revendiquer le fait d’être un moi comme les autres). C’est donc que l’identité conférée par le moi est plus mentale que réelle, au sens où, plutôt que de m’apprendre qui je suis, elle me renseigne d’abord sur le fait que je suis le même, et ce malgré tous mes changementsiii.
Par suite, ce n’est pas le sentiment d’être identique à soi, et que l’on nomme proprement identité, qui nous procure le sentiment d’être quelqu’un. L’ipséité requiert quelque chose de plus, mais quoi ?
L’injonction – contemporaine – à s’affirmer, et donc, d’abord, à s’accepter comme on est, paraît suggérer que l’unicité est une donnée qu’il nous reviendrait, non pas de construire, mais de découvrir en nous-mêmes. À cet égard, la valorisation très actuelle de la sensibilité suggère qu’il faudrait oser être soi-même en identifiant ses émotions ; la découverte de soi nécessiterait la remise en question de toutes les injonctions qui, au motif de nous pousser à sortir du lot, ne feraient que nous éloigner de nous-mêmes.
Mais cela signifie-t-il qu’exprimer sa personnalité équivaille à exprimer sa sensibilité ?
Pas vraiment. Il faut voir en effet que la notion de personne, au sens strict, est inséparable de celle de liberté (c’est d’après ce critère, par exemple, que le code civil distingue les personnes et les biens) et que cette liberté doit être spécifiée en autonomie : on n’est une personne qu’à partir du moment où l’on est capable de penser par soi-même (c’est la « majorité intellectuelle » dont parle Kantiv) et de se donner à soi-même la règle de sa conduite. Mais si la personnalité consiste d’abord à s’autodéterminer dans le champ pratique ou théorique, on comprend aussi pourquoi notre sensibilité ne permet pas vraiment de l’exprimer. En effet, cette dernière a ceci de spécifique qu’elle est entachée d’un fort coefficient de passivité, ses actes étant essentiellement de réceptivité : l’essentiel de nos sentiments ou de nos émotions est involontaire, et si l’on parle de « penchants » pour exprimer nos préférences, c’est bien que nous sommes inclinés à accorder nos faveurs à tel ou tel type d’objet.
Par conséquent, ce n’est pas réellement sa personnalité qu’on exprime à travers sa sensibilité, mais bien plutôt, dira-t-on avec Kant, son caractère, en son espèce du tempéramentv. Or le tempérament doit être soigneusement distingué de la personnalité : si le premier est vécu sur un mode essentiellement passif (on ne le choisit pas), chacun est à l’inverse responsable de sa personnalité, selon le degré d’autonomie qu’il parvient à conquérir en différents domaines. C’est pourquoi, si nous avons tous une sensibilité particulière, rares sont ceux qui font l’effort de se personnaliservi.
« DEVENIR QUELQU’UN » : ÊTRE EN COMPÉTITION AVEC SOI
On en déduira que le fait de « devenir quelqu’un » engage d’abord un rapport de soi à soi, l’effort de personnalisation ne consistant pas à entrer en compétition avec autrui : si ambition il doit y avoir, celle-ci ne peut consister qu’à vouloir conquérir du pouvoir sur soi-même, ce qui revient à tout faire pour se perfectionner. Mais il faut s’entendre : le perfectionnement de soi n’a rien à voir, ici, avec une quelconque réussite sociale. Non, devenir quelqu’un, ce n’est pas réussir sa vie ; c’est, bien au contraire, accomplir son être, ce qui est tout autre chose. Car si l’homme est essentiellement esprit, il ne se réalisera que par l’effort qui vise à perfectionner celui-ci, et que l’on nomme proprement culture : ce n’est qu’en se cultivant que l’homme se personnalise réellement, puisque ce n’est qu’ainsi qu’il se donne les moyens de penser par lui-même.
Il est donc suffisamment clair que la gloire ne constitue en aucun cas la preuve de ce qu’un individu est quelqu’un. L’accomplissement de soi, en effet, a plutôt à voir avec l’honneur, au sens où le sentiment de sa valeur personnelle se tire moins de la considération d’autrui que de la capacité de s’éprouver en adéquation avec soi-même. Or, n’est-on jamais en adéquation avec soi que lorsqu’on pense par soi-même ?
© PIERRE SOUBIALE
i Dans le paragraphe 9 de la Monadologie, Leibniz écrit : « Car il n’y a jamais dans la nature, deux Êtres, qui soient parfaitement l’un comme l’autre et où il ne soit possible de trouver une différence interne, ou fondée sur une dénomination intrinsèque ».
ii Chapitre 1, « La certitude sensible », dans Hegel. Phénoménologie de l’esprit. 1807.
iii On connaît, à cet égard, le rôle joué par la conscience qui, selon Kant, doit être envisagée comme une faculté de synthèse, capable d’unifier mes représentations dans l’unité d’un sujet. Voir paragraphe 1, dans KANT. Anthropologie d’un point de vue pragmatique. 1798.
iv Voir KANT. Qu’est-ce que les Lumières ?. 1784.
v Le tempérament désigne, chez Kant, un « type de sensibilité », soit une manière d’être affecté. Voir Livre III, A, « Du caractère de la personne », dans KANT. Anthropologie d’un point de vue pragmatique. 1798.
vi Ou de personnaliser sa sensibilité, en la cultivant longuement.
Correction : Julie Poirier (@correctrice_point_final)