Des grandes dates qui jalonnent l’histoire romaine, on retient le plus souvent la date de 476 comme celle de la fin de l’Empire romain d’Occident et le début du Moyen Âge. D’une certaine façon, c’est comme si on avait balayé d’un revers de la main un empire d’un millénaire d’existence. L’explication convainc de moins en moins de spécialistes aujourd’hui. En effet, plutôt que de considérer l’Histoire en termes de rupture, il vaut mieux l’envisager comme une continuité. Dans un univers antique tardif qui se complexifie, c’est l’identité même des populations qui se retrouve mise à mal. Comment trouver sa place dans l’Empire tardif quand se mêlent populations barbares et pensée chrétienne ?
PENSER EN ROMAIN
L’assimilation romaine est un processus d’acculturation et d’intégration qui s’est déroulé dès les premières conquêtes républicaines. Aujourd’hui, l’on pourrait comparer ce type de pratique au processus d’américanisation ou tout autre phénomène de culture mondialisée passant par un soft power séduisant. Il consistait en l’adoption, par les populations conquises, de la langue, de la culture et des institutions romaines. Ce processus n’était pas nécessairement uniforme ou imposé, mais il était encouragé par l’administration romaine et pouvait offrir certains avantages aux populations locales, comme l’accès à la citoyenneté romaine et à des opportunités économiques ou une intégration relative au cursus honorum (le site de Bagacum, par exemple, est connu pour avoir encouragé le développement d’une noblesse locale).
Les principaux aspects de l’assimilation romaine incluaient :
- L’adoption de la langue latine ;
- L’adoption du droit romain ;
- L’adoption des cultes romains dont le culte impérial ;
- L’adoption du mode de vie romain.
Du point de vue de l’extension romaine, l’assimilation des populations locales avait un avantage indéniable :
- Affirmer la domination romaine : l’assimilation des populations conquises était un moyen de renforcer le contrôle de Rome sur son empire et de diffuser son idéologie.
- Créer une unité impériale : l’adoption d’une culture commune était censée favoriser la cohésion et l’unité entre les différentes composantes de l’Empire.
- Faciliter l’administration : l’application du droit romain et l’utilisation du latin simplifiaient la gestion des provinces.
Cependant, cette assimilation romaine n’a pas toujours été un processus uniforme. Le degré d’assimilation pouvait varier selon les populations, comme les Gaulois, dont les traditions se sont vite perdues, alors que les Grecs ont conservé une grande partie de leur culture d’origine, malgré des tentatives d’appropriation culturelle qu’on retrouve, par exemple, dans les écrits de Cicéron, qui suggère de traduire l’entièreté de la littérature grecque afin de la rendre meilleure au travers du filtre de perception romain. La résistance à l’assimilation existait aussi, par exemple, en conservant leurs langues et leurs traditions religieuses.
Sans doute la déclaration fera-t-elle bondir plus d’un parmi vous, mais il n’y a dès lors pas d’identité européenne unifiée et unique, de même qu’il n’y a jamais eu d’identité française permanente. L’existence du « gaulois réfractaire » est un vieux fantôme brandi au gré des époques afin de tenter, piètrement, de faire croire au peuple français qu’il a existé de tout temps, en tout lieu, comme une entité commune et indissoluble.
L’assimilation romaine a eu un impact important sur l’histoire de l’Europe :
- Elle a contribué à la formation de la civilisation occidentale : la langue latine, le droit romain et les institutions romaines ont laissé une empreinte durable sur les cultures européennes.
- Elle a favorisé les échanges et la diffusion des idées : l’assimilation romaine a permis la circulation des personnes, des biens et des idées dans l’Empire romain.
MÉLANGE DES PEUPLES
Durant la période de l’Antiquité tardive[1], la cohabitation entre certains peuples barbares venus des frontières au nord de l’Empire devient de plus en plus difficile.
Les peuples barbares, en particulier les Germains, ont souvent attaqué les frontières de l’Empire romain, pillant les villes et massacrant les populations, exerçant, étrangement, depuis Tacite (Ier siècle, donc avant la période tardive), une impression de crainte et de fascination, puisque l’auteur leur consacre un ouvrage (De Germania). La menace constante des invasions barbares a fragilisé, d’une certaine façon, l’Empire romain et a conduit à une instabilité politique chronique. Il faut s’en tenir à cela et effacer de notre esprit toute idée de décadentisme antique remis en cause par de nombreux historiens[2]. Ce contact tantôt conflictuel, tantôt apaisé avec les peuples barbares a poussé l’Empire romain à consacrer des ressources importantes à la défense de ses frontières[3], ce qui a mis à rude épreuve son économie.
Pour ne citer que quelques événements importants dans cette longue descente aux enfers que vit l’Empire, lors de la bataille d’Andrinople en 378 apr. J.-C., les Wisigoths triomphent pour la première fois de l’armée romaine, constituant un tournant déterminant pour la suite des événements.
Le sac de Rome par les Wisigoths en 410 apr. J.-C. a été un événement traumatique qui a symbolisé la fin de la puissance romaine. Durant cette mise à sac, Alaric prend en otage Galla Placidia, la demi-sœur de l’empereur Honorius ainsi qu’Eudoxie, la veuve de l’empereur Valentinien III. Chacune d’elles épousera un des dirigeants barbares les plus influents : la première épousera Athaulf, roi des Wisigoths, la deuxième Hunéric.
Les territoires romains ne cessent de se faire grignoter. Les barbares se partagent le gâteau de l’Empire et redéfinissent la grandeur de l’Empire, ce qui définissait l’identité même de la Roma Aeterna, cette même Rome immuable que tente de continuer de chanter un poète comme Claudien. En Afrique du Nord, pour ne citer que celui-ci, le royaume vandale est fondé en 429 apr. J.-C. par le roi Genséric après la conquête de la province romaine d’Afrique. Désormais, il y a un royaume barbare en plein territoire romain.
Les Vandales n’ont de barbare que leur nom. Leur identité est définie par le biais du point de vue romain. Tout ce qui n’est pas romain est, par défaut, barbare. Les Vandales, au contraire, étaient des chrétiens ariens. L’arianisme est une doctrine chrétienne qui a été condamnée comme hérétique par le concile de Nicée en 325 apr. J.-C et le peuple vandale a été converti à l’arianisme au IVe siècle par un évêque wisigoth nommé Ulfila.
MÉLANGE DES PENSÉES
L’identité barbare est donc elle-même à nuancer. L’arianisme se distingue du christianisme sur un point important : les Ariens croyaient que le Christ et le Saint-Esprit étaient des créatures de Dieu, subordonnées au Père, rejetant par là l’hypothèse de la trinité.
Nombreux furent les chrétiens à en faire les frais dans leur royaume d’Afrique du Nord, fermant des églises, détruisant des biens et exilant des évêques. C’est lors du siège d’Hippone que le célèbre Augustin, un des pères fondateurs de la doctrine catholique, meurt en 430.
Bien d’autres peuples barbares interviendront sur le territoire romain jusqu’à l’invasion de l’Italie par les Huns d’Attila en 452 apr. J.-C. qui provoqua un chaos généralisé propice à la fin de l’Empire.
En 476 apr. J.-C., l’Empire romain d’Occident subit une défaite cuisante — la pire — par le chef barbare Odoacre, chef des Hérules. Odoacre dépose le dernier empereur romain d’Occident, Romulus Augustule (littéralement « le petit Auguste », du fait de son jeune âge). Il envoie ensuite une ambassade à Constantinople, capitale de l’Empire romain d’Orient, auprès de l’empereur Zénon pour le reconnaître comme patrice d’Italie[4], lui confier le gouvernement de l’Italien et lui envoyer les insignes impériaux. En échange, Odoacre promet de maintenir l’ordre en Italie, de protéger l’Empire romain d’Orient et lui envoyer un tribut annuel.
Zénon accepte les demandes d’Odoacre et le reconnaît comme patrice d’Italie. Il lui envoie également les insignes impériaux, signifiant la fin symbolique de l’Empire romain d’Occident et la reconnaissance d’Odoacre comme seul maître de l’Italie.
Dans un tel contexte, le paganisme s’essouffle (sans jamais disparaître complètement, subsistant dans des restes de la divinité Fortuna au Moyen Âge) et la grandeur romaine perd de son lustre malgré les tentatives menées par certains auteurs comme Dracontius de garder ce panache intact au travers de ce qu’on nomme la romanité. La romanité est l’identité romaine au sens culturel. Il ne s’agit plus d’être romain de sang, mais d’assimiler la culture romaine. C’est de cette façon que des royaumes barbares adoptent les coutumes romaines. Dire que l’Empire romain s’est éteint n’est donc pas vraiment juste au regard de ces pratiques.
Quoi qu’il en soit, il est urgent à notre époque de relativiser l’idée même d’identité nationale. Le concept est difficilement saisissable et les frontières entre les influences sont poreuses. S’il existe bien une pensée européenne, elle n’est pas, comme l’explique Norbert Elias, statique, mais inscrite dans un processus dynamique et conflictuel de développement.
Il faut donc surtout apprendre, en tant que citoyen et lecteur, à ne pas être naïf et céder aux chants des sirènes alarmistes interprétés par tous les bords politiques. L’argument historique est un argument d’autorité par excellence, pour peu que nous ne déformions pas l’histoire au gré de nos envies.
© BENJAMIN DEMASSIEUX
[1]. On part plutôt du principe que cette période s’étend du IIIe siècle au VIIe siècle de notre ère. Cependant, la délimitation chronologique fait débat.
[2]. Henri-Irénée, Marrou, Décadence romaine ou antiquité tardive ?, Paris, Seuil, 1977, 183 p.
[3]. Le mur d’Hadrien, par exemple.
[4]. Le patrice était un titre militaire et administratif important dans l’Empire romain.
Bibliographie suggestive :
- Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, 1939, trad. fr. 1973, rééd. Calmann-Lévy, coll. « Liberté de l’esprit », 1991.
- Raphaël Doan, Le rêve de l’assimilation, 2021, Passés / Composés.
- Christel Müller (dir.) ; Francis Prost (dir.), Identités et cultures dans le monde méditerranéen antique, Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2002.
- Romain Guicharrousse, Ismard Paulin, Vallet Matthieu, & Veïsse Anne-Emmanuelle (Eds.), L’identification des personnes dans les mondes grecs, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019.