Tout semble avoir été dit sur le film Cinquante nuances de Grey (2015) de Sam Taylor Wood et sur la trilogie éponyme de E.- L. James, depuis les dizaines d’articles de revues de cinéma et les centaines de commentaires de blogs, jusqu’à la très intéressante analyse de la sociologue Eva Illouz, Hard Romance. Cinquante nuances de Grey et nous (Seuil, 2014). À peu près tous les commentaires ont centré leurs analyses, leur appréciations ou leurs critiques négatives, sur le thème le plus apparent de la trame narrative de cette histoire, celle de l’érotisation BDSM de la sexualité, et se sont interrogés sur la pertinence du rendu de cette caractéristique. Des controverses ont opposé ceux pour qui Cinquante nuances de Grey n’était pas un film sérieux sur ce thème, comme Histoire d’O pouvait l’être, et ceux pour qui, au contraire, ce film proposait une sorte de démocratisation de ces pratiques. Ce n’est pas le chemin que nous allons emprunter ici pour revenir sur cette trilogie. Nous proposons de considérer que cette histoire, une sorte de bluette mâtinée d’un ingrédient érotique qui fascine, peut entrer dans la longue série des comédies romantiques dans lesquelles un couple qui s’aime doit affronter un obstacle, en ayant trouvé un nouveau type d’obstacle à vaincre, non un obstacle social extérieur comme dans les comédies romantiques classiques, mais un obstacle psychologique intérieur, qui prend la forme d’un fétiche.
UNE COMÉDIE ROMANTIQUE D’UN GENRE RENOUVELÉ
La comédie romantique est un genre cinématographique très balisé. Son schéma a été dessiné il y a longtemps et est très simple. Un couple s’aime mais des obstacles extérieurs surgissent. À la fin de l’histoire les obstacles ont été vaincus et le couple peut se marier. Ces obstacles à l’amour peuvent être physiques ou sociaux. À peu près tout a été essayé dans les variations sur ce thème, les obstacles définissant, tels des marqueurs, l’état de la société et les interdits moraux. Par exemple à l’époque de Molière, ils sont jeunes mais on veut la marier à un vieux barbon. Dans l’Amérique des années 1960, elle est blanche, il est noir (Devine qui vient dîner, Guess Who’s Coming to Dinner de Stanley Kramer, 1967). Dans l’Amérique des années 1980, il est riche, elle est une pauvre prostituée (Pretty Woman de Garry Marshall, 1990). On peut tout imaginer comme obstacle, jusqu’à par exemple l’idée de Splash de Ron Howard, 1984 : lui est humain, elle c’est une sirène. Il y a eu ainsi une surenchère dans la création des obstacles extérieurs : incompatibilités culturelles, sociales, différence d’espèce (amour pour un extraterrestre, amour pour un vampire etc.). Finalement le cinéma a montré qu’il n’y avait plus d’amour impossible tant les obstacles extérieurs ont été tous surmontés au fil des comédies romantiques.
Était-il possible de trouver une nouvelle inspiration ? Une fois les obstacles extérieurs épuisés quant à leur source de narration pour l’histoire, il restait encore une possibilité, imaginer un obstacle intérieur. C’est ce que fit Cinquante nuances de Grey. Ils s’aiment, lui est riche elle est pauvre (donc schéma classique) mais il a y un inconnu qui vient tout perturber : le fétiche qui l’habite lui (les besoins BDSM). Ainsi notre proposition de lecture du film est de voir Cinquante nuances de Grey comme une pure comédie romantique dans laquelle l’obstacle à vaincre est le fétiche. Un obstacle interne est-il plus compliqué à vaincre qu’un autre obstacle ? Le ressort narratif de Cinquante nuances de Grey va venir de la manière dont le couple va devoir vaincre le fétiche. De cette question est issu le ressort narratif de Cinquante nuances de Grey, la diégèse de la trilogie. La manière dont un couple va devoir vaincre le fétiche pour que « l’amour triomphe ».
Remarquons qu’un grand nombre d’imitations ont été réalisées sur le modèle de Cinquante nuances de Grey, tant en littérature qu’au cinéma ou dans les séries télévisées. À titre d’exemple, mentionnons le très esthétique clip espagnol Mine (2013) que le metteur en scène et photographe Alvaro de la Herran tourna pour le magazine GQ Espagne (20 millions de vues dans le monde) ou la série indienne Maaya (2017) de Vikram Bhatt (10 épisodes dans la saison 1). Mais, dans ces deux exemples, comme dans les autres productions visuelles ou littéraires, le fétiche est présenté comme un ingrédient érotique qui pimente la sexualité et non comme un obstacle psychique à surmonter dans le cadre d’une relation amoureuse. Les imitations de Cinquante nuances de Grey n’ont pas considéré le BDSM comme un obstacle à vaincre. Aussi, de ce point de vue, Cinquante nuances de Grey se présente sans équivalent et est original dans l’univers des productions mettant en scène une érotisation BDSM de la sexualité.
LE LISSE ET LE RUGUEUX
Le premier volet de la trilogie est réalisé par la grande artiste cinéaste anglaise Sam Taylor (Wood)–Johnson. Comme l’écrit le critique d’art Patrick Schaefer, « depuis le début de sa carrière, Sam Taylor Wood a montré des figures belles, lisses apparemment innocentes. Elle exalte en particulier les hommes jeunes, ici l’acteur principal est lumineux ». Beaucoup de commentaires se sont interrogés sur la raison pour laquelle une figure aussi connue de l’art contemporain que Sam Taylor Wood s’était aventurée dans la réalisation cinématographique d’un livre aussi mince que Cinquante nuances de Grey. C’est elle qui a fait savoir que ce projet l’intéresserait.
On peut supposer que ce qui a intéressé Sam Taylor Wood dans cette trilogie est précisément l’aspect lisse de Christian Grey, qui contrastait avec un intime plus complexe, rugueux, torturé. De fait, Sam Taylor Wood a réalisé une mise en scène plastiquement parfaite, académiquement très soignée, avec des images belles aux arrière-plans très travaillés, accompagnés d’une vision souvent panoramique. Tout est fait pour donner l’impression d’un monde sous contrôle, sans aspérités, sans accidents, sans surprise, les couleurs bleutées froides de l’environnement professionnel du héros. La seule soupape de ce monde lisse est la mystérieuse chambre rouge dans le bureau de Christian Grey, le lieu où se déroulent les séquences BDSM avec celles qu’il appelle ses soumises.
Cette chambre rouge, également filmée de façon très lisse par Sam Taylor Wood, rassemble et compacte tout ce qui pourrait venir faire surgir des aspérités dans la vie professionnelle de Christian Grey. C’est la raison pour laquelle Anastasia Steele, qui veut l’aimer coûte que coûte, malgré l’obstacle du fétiche (et c’est en cela que Cinquante nuances de Grey est une comédie romantique), va devoir aller dans la chambre rouge, d’abord pour la découvrir, car la découvrir revient à découvrir (à visualiser) l’intérieur de Christian Grey, l’aspérité dissimulée sous l’extérieur lisse. Elle va d’abord y pénétrer à reculons, pour ensuite, progressivement, l’investir et finalement en prendre, elle, le contrôle. C’est elle qui sera la maîtresse du jeu, du « je » de Christian Grey.
Il est toujours intéressant d’écouter et d’être attentif à la bande-son d’un film. Par rapport au roman (la trilogie Cinquante nuances de Grey), l’image et le son apportent quelque chose qui touche à un niveau infra-rationnel, et disent autrement ce que le roman dit, ou ne dit pas. La bande-son du film Cinquante nuances de Grey rythme par étapes successives la manière dont l’amour va progressivement permettre au couple formé par Christian Grey et Anastasia Steele de vaincre l’obstacle du fétiche. Cette victoire va prendre la forme d’un véritable parcours du combattant dans lequel l’amour entre Anastasia et Christian va progressivement triompher de l’attraction mortifère du fétiche, ici les besoins BDSM de Christian Grey dont, dit-il, il n’arrive pas à se passer et qui proviennent, selon lui, d’un traumatisme lié à son enfance.
LA LUTTE À MORT ENTRE LA FEMME ET LE FÉTICHE
Par amour, Anastasia l’entend et décide d’entrer en contact avec le fétiche qui, de l’intérieur selon elle, dévore son Christian. Elle part à la recherche de l’entité étrangère (« alien ») qu’elle perçoit en Christian et dont elle veut annihiler la puissance destructrice. Elle va ainsi entreprendre une lutte directe avec le fétiche, comme un combat de judo, en négociant avec le fétiche pour mieux le renverser ensuite. Christian se laisse faire et, bien que « dominant » (son rôle dans le script assigné par le fétiche), il devient suiveur d’Anastasia. Pour Anastasia, face au fétiche, c’est la seule solution. Toute réfutation psychologique (« c’est horrible ») ou morale (« c’est mal ») renforcerait la puissance du fétiche (et c’est d’ailleurs en cela que c’est un fétiche). On le voit bien au début quand elle refuse la demande de Christian et qu’elle s’en va, alors qu’ils s’aiment. Anastasia engage donc un corps à corps avec le fétiche, une danse avec le fétiche. La danse avec le fétiche devient comme une danse avec la mort, la danse de Macabré. Pour Anastasia, le fétiche est, non seulement mortifère car il empêche la relation entre Christian et elle, mais aussi dangereux car il peut tuer une relation amoureuse qui s’engagerait.
Pour Anastasia, le fétiche est du côté de la mort. En cela, il serait possible de considérer qu’Anastasia voit dans le fétiche de Christian Grey un « loup » dans le sens que René Char donne à ce mot pour décrire l’être mystérieux dont il se sent la proie dans sa propre attraction pour les pratiques sexuelles sadomasochistes, ou une « louve » tapie dans l’ombre selon La dame à la louve de Renée Vivien. Ou bien encore la « chose » mystérieuse qui habite Clotilde dans Hécate et ses chiens de Paul Morand, quand le narrateur découvre Hécate sous Clotilde. On trouverait dans la littérature d’autres exemples de cette impression d’habitation intérieure de la personne par une chose mystérieuse qu’elle perçoit comme à la fois profonde en elle et étrangère à elle. De ce point de vue, il s’agirait donc bien dans Cinquante nuances de Grey d’un combat qui va s’ouvrir entre la passion amoureuse et le fétiche, entre l’amour et la mort. Pour étayer cette hypothèse de lecture du film, l’écoute précise de sa bande-son est éclairante. Par rapport à la trilogie de E.-L. James, Sam Taylor Wood a choisi de rythmer la progression du combat contre le fétiche par des choix musicaux qui tendent à faire comprendre à quel stade de la lutte on se trouve au moment où cette musique apparaît.
La première des chansons choisies est Crazy in Love de Beyoncé. Les paroles de la chanson décrivent le choc amoureux de Anastasia pour Christian : « c’est tellement fou, avec toi, ces moments », « avec toi, à ton contact, je me sens devenir folle », « à chaque fois, quand tu pars, je voudrais que tu restes », « quand tu n’es pas là, c’est comme s’il n’y avait personne ». Le choc amoureux scelle le destin de Christian et Anastasia, et va sceller aussi celui du fétiche. La seconde chanson, Haunted de Beyoncé, poursuit dans cette veine et illustre dans une mélodie lancinante la présence envahissante de l’autre dont on est amoureux, comme pour confirmer le choc amoureux de l’impression initiale : « je sais que, si je te hante, alors tu dois me hanter aussi », « je suis à toi, et tu dois être à moi aussi », « la chambre à coucher est notre piste de décollage », [même quand tu n’es pas là] « ton fantôme reste dans mes draps ». Les scènes correspondant à cette chanson montrent Anastasia et Christian en pleine passion amoureuse, les débuts de la passion, la fusion des corps, la puissance de l’amour à ses débuts. Cette puissance de la passion amoureuse culmine dans une scène illustrée par la musique Bliss (béatitude) de Danny Elfman, à ce moment l’union de Christian et Anastasia prend une dimension mystique sous les voix des chœurs et l’image de la caméra.
L’AMOUR PLUS FORT QUE LE FÉTICHE ?
La narration du film veut faire saisir que la passion amoureuse est d’une puissance telle qu’elle peut tout emporter. C’est le pari d’Anastasia. Finalement, les paroles de la chanson de la poétesse américaine Halsey (Ashley Frangipane) Not Afraid Anymore dans le deuxième volet Cinquante nuances plus sombres laissent supposer qu’Anastasia a gagné. Désormais elle « n’a plus peur » : elle est « prête à faire face » au fétiche, prête à accepter « ce que [Christian] a en lui », elle demande à Christian de « la prendre comme jamais auparavant », car elle veut désormais être comme une « diablesse sous son sourire, sa douce chose », elle le « supplie de l’emmener » dans les territoires qu’elle veut désormais connaître car « elle n’a plus honte », « touche-moi comme tu ne l’as jamais fait auparavant ». Anastasia a compris comment négocier avec le fétiche. Elle a affronté le fétiche en entrant dans le script sexuel de Christian[1], avec inquiétude au début, d’où ses refus en particulier lors de la scène du contrat sexuel, puis sans peur enfin. Le contrat sexuel BDSM devient caduque. L’amour semble donc avoir été plus fort que le fétiche.
Dès lors, comme dans les bonnes comédies romantiques, l’amour peut déboucher sur le mariage, ce que montre le troisième volet de la trilogie, qui a été très controversé, certains y ayant vu l’antithèse de la démarche BDSM. C’est ne pas voir que Cinquante nuances de Grey est avant tout une comédie romantique et non une romance érotique, fût-elle pimentée par des pratiques sexuelles marginales. On peut regretter la piètre qualité des images ou de la mise en scène des deuxième et troisième films, et imaginer ce qu’aurait pu être ce même thème avec un metteur en scène différent, la lutte à mort entre la femme et le fétiche, mais, le thème étant ce qu’il est, Cinquante nuances de Grey n’aurait pu être autrement.
Il reste cependant une porte ouverte sur une autre interprétation, non contradictoire avec la précédente, selon laquelle Anastasia, ayant vaincu le fétiche, l’utiliserait à ses propres fins.
© CHRISTIAN WALTER
[1] La notion de script sexuel a été introduite à la fin des années 1960 par les sociologues étatsuniens John Gagnon et William Simon. Voir par exemple Monteil, L. (2016). Scripts sexuels. Dans : Juliette Rennes éd., Encyclopédie critique du genre (pp. 584-595). Paris: La Découverte. https://doi.org/10.3917/dec.renne.2016.01.0584