« Je suis invisible » : cette phrase sonne comme l’aveu d’une solitude. Un appel à l’aide. Un être invisible est un être qui ne se trouve aucune importance au sein de la foule. Il vit en marge du temps, de la mondanité, d’un espace. Il est une existence recroquevillée sur elle-même. Pris subjectivement, l’invisible est une forme d’égoïsme, une représentation intime de soi face aux autres, face au monde. Mais objectivement, ne pouvons-nous pas voir dans l’invisible ce qui précisément rattache tous les hommes entre eux, un royaume de lois, de normes, de codes qui dictent toutes nos attitudes ?
L’INVISIBILITÉ COMME FONDEMENT DE LA MORALE
C’est en tout cas ce qu’exprime Emmanuel Levinas à travers une expérience tout à fait concrète, soit, la rencontre entre deux visages. Qu’est-ce qui m’apparaît ? La pureté d’un corps, l’authenticité de gestes, de mouvements. Mais derrière l’apparition, se cache une expression.
Cette rencontre est marquée sous le signe de la nudité du visage, ou l’expression d’un visage dans son authenticité. Lorsqu’autrui m’apparaît, ce qui est visible, c’est le visage comme le visage que je ne peux posséder et qui conserve en lui-même sa dimension personnelle et intime. Par exemple, je peux apercevoir autrui en train de sourire, de pleurer, en état de honte vis-à-vis d’un geste inapproprié. Pour le philosophe d’ailleurs, autrui ne doit jamais apparaître comme une forme, c’est-à-dire une catégorie de genre ou sociale qui transcende l’existence même. La rencontre doit nécessairement être marquée, et c’est ce qui constitue son caractère véritable, autrui doit se présenter tel qu’il est. Lorsque nous voyons un homme habillé en noir, nous le rangeons aussitôt dans la catégorie des gothiques, de la même manière que chaque uniforme perçu renvoie à des catégories bien précises de métier. C’est en somme dans De l’Existence à l’existant que Levinas dénonce cette abstraction d’autrui et qui implicitement fait écho à notre ère actuelle marquée par la publicité, et à cette volonté de réduire les corps à des normes esthétiques figées. Or, si ce qui apparaît, c’est-à-dire le corps dans sa plus intime nudité, comme quelque chose de visible à l’œil nu, il n’en demeure pas moins qu’il fait entendre à travers lui l’invisible, ou cette condition humaine mortelle. Lorsqu’autrui apparaît comme faible, désarmé, impuissant face à la menace, ce n’est pas seulement autrui qui apparaît comme tel, mais l’Homme, un être mortel. L’invisible en ce sens est la lumière qui éclaire l’humanité, ou plus précisément la parole de Dieu qui s’exprime à travers le visage.
J’ai toujours décrit le visage du prochain comme porteur d’un ordre, imposant au moi à l’égard d’autrui une responsabilité gratuite — et incessible, comme si le moi était élu et unique — et où autrui était absolument autre, c’est-à-dire encore incomparable et, ainsi, unique.
L’INVISIBILITÉ DE L’HOMME : TOUT EST PERMIS
Qui ne rêve pas d’être invisible pour espionner son voisin, pour braver les interdits de la morale et de la société ? L’invisible n’est pas seulement transcendance morale, il est également immanence, il s’exprime à travers la volonté de l’homme de rompre avec toute justice imposée comme commandement. Ce qu’il y a ainsi de paradoxal avec l’invisible, c’est qu’on l’utilise aussi bien comme une norme d’obéissance qu’une manière de désobéir à travers une existence cachée et à l’abri des châtiments. L’invisible s’exprime à l’aube d’un horizon, autant qu’il s’incarne dans une posture purement existentielle. Car si toute justice est liée à la transparence, n’y a-t-il pas en chaque homme une part d’inavouable ? Du désir de contredire, de mener une existence rebelle loin des lois ?
La mythologie ne manque pas d’épuiser cette thématique de l’invisibilité comme rupture avec toute morale, comme c’est le cas dans la mythologie grecque, à travers le mythe de l’Anneau de Gygès. Ce mythe intervient dans le cadre d’une défense du droit du plus fort de Thrasymaque dans La République de Platon, mais surtout de l’idée que commettre l’injustice est profitable. L’invisible est un pouvoir qui met à l’épreuve le sens du dévouement ou de la vertu humaine. De plus, ce pouvoir nous permet de questionner l’origine même de l’obéissance en question : obéissons-nous aux lois, à la justice par peur d’être vu, jugé, ou par de réelles convictions sincères ? Une expérience que chacun d’entre nous peut imaginer s’il était en possession de l’anneau. Ici, l’homme est Dieu. Il n’est inquiété par personne du fait de son existence cachée. Mais de fait, l’homme invisible se prend pour ce qu’il n’est pas, aucun homme ne pourrait jouir des pouvoirs d’outrepasser tout ce qui précisément marque les limites d’une société établie. Son existence est faite des autres, dès sa naissance il s’expose à un monde, il est parce qu’il est vu. Il est par ses amis, il est par sa famille. Même l’ermite le plus retranché n’est jamais seul. Se prétendre invisible, c’est ainsi pour l’homme se mentir à soi-même. C’est désirer ce qu’il ne peut atteindre. L’homme invisible peut ainsi apparaître comme une contradiction, derrière sa posture se cache une imposture.
L’INVISIBLE OU L’IMPOSTURE
Car certes, l’invisible, c’est ce qui échappe à la vue, mais n’est-ce pas également ce qui échappe à toute maîtrise de soi, comme perte totale de contrôle face à la somme de possibilités que ce pouvoir nous offre. Être invisible, ce serait, dans ce cas-là, se prendre pour un être surnaturel, qui se projette constamment au large de ses possibilités. Un dieu ou un monstre. Si tout est permis, si plus aucune loi ne nous résiste, si nous cherchons constamment à fuir cette existence sociale faite de contraventions et d’interdits, n’y a-t-il pas là une menace pour l’homme lui-même ? L’entreprise technique et scientifique de l’homme moderne questionne sur une humanité qui se prend constamment au-dessus d’elle-même, dans une réalité toujours plus augmentée, dans une nature sans cesse modifiée. L’invisible est alors une projection de l’homme contre l’homme. En réalité, l’invisible est déjà là, enfoui en nous, comme un désir de conquête, comme un idéal. Questionner l’invisibilité de l’homme, c’est ainsi plus largement questionner l’horizon auquel il se prépare. L’invisible est une mise en avant, ce qui prépare un avenir indéfini auquel il nous incombe aujourd’hui de nous préparer. L’invisible protège autant qu’il menace.
© BASTIEN FAUVEL
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Correction : Amandine DE VANGELI (@adv_correction)