Entourée de son bras comme d’un coquillage,
elle entend son être qui murmure,
tandis que lui supporte cet outrage
de son image à jamais trop pure…
Pensivement en suivant leur exemple,
en elle-même rentre la nature :
la fleur qui dans sa sève se contemple
s’attendrit trop, et le rocher s’endure…
C’est le retour de tout désir qui rentre
vers toute vie qui de loin s’enlace…
Où tombe-t-il ? Veut-il, sous la surface
qui dépérit, renouveler un centre ?
R. M. Rilke, Narcisse, Poèmes et dédicaces, ca 1920.
Entre mobilisme et immobilisme, c’est à travers l’eau, ondulée ou limpide, que l’homme fit l’expérience de sa propre contemplation. Miroir naturel aux reflets parfois incertains, le mythe de Narcisse nous plonge dans la manière de se voir, d’être et de paraître, jusqu’à ne former qu’une image, perdue dans la multitude des reflets que l’eau d’un étang dessine au gré de la nature et de ses métamorphoses. D’Ovide au Caravage, en passant par Paul Valéry, les arts ont consacré Narcisse au rang d’égérie mythologique. Sujet de bien des peintures, l’interprétation du mythe se manifeste de façon différente selon que son usage et sa posologie s’insèrent dans un discours moral ou discursif, notamment dans les caricatures qui font florès au XIXe siècle. Si ce mythe est un poncif de l’art européen, il est surtout connu pour sa dérivation adjectivale décrivant un archétype moderne : le narcissique et son récent concept psychologique du « narcissisme ». Le mythe de Narcisse est issu de la mythologie gréco-latine, possédant plusieurs versions, nous retiendrons celle d’Ovide dans ses Métamorphoses. Fils du dieu fleuve Céphise et de la nymphe Liriopé, Narcisse était un jeune homme d’une grande beauté, séduisant, il se fît courtiser par une pléthore de prétendants. Cependant, insensible, il repoussa systématiquement toutes les avances emplies de désir qu’on lui adressa. Un jour, il croisa la nymphe Écho, qui s’était éprise de lui. Malheureusement, condamnée par Héra à ne pouvoir répéter que les derniers mots qu’elle entendait, ne parvint à lui déclarer son amour. Narcisse l’éconduit, ce qui la plongea dans une profonde tristesse et finit par disparaître, ne laissant derrière elle que sa voix. Pour punir Narcisse de son arrogance et de son mépris des sentiments des autres, la déesse Rhamnusie (Némésis), le condamna à tomber amoureux de son propre reflet qu’il découvrit, voulant se désaltérer. En apercevant son image dans l’eau limpide d’une source, Narcisse s’éprit pour cette vision, ignorant qu’il s’agissait de lui-même. Incapable de se détacher de son reflet, il resta auprès de la source, dépérissant, jusqu’à mourir pleuré par Écho. Il rejoignît les Enfers où il continua à chercher dans le Styx ce reflet tant aimé. En guise de cadavre, les Nymphes ne trouvèrent que sa métamorphose, la fleur qui porte son nom, symbole de la beauté éphémère et de l’égocentrisme.
PSYCHOGENÈSE DU MYTHE
Si Œdipe est devenu l’objet conceptuel d’une psychologie de la détestation de soi, le mythe de Narcisse quant à lui est devenu le symbole d’une admiration absolue de soi. Le mythe pose philosophiquement la question du Beau et décrit Narcisse comme d’une beauté incomparable, mais celle-ci prend également un tournant psychologique en se transformant en une malédiction. Incapable de ressentir et d’avoir de l’affection pour les autres, car trop absorbé par sa propre image, Narcisse incarne le symbole de sa propre digestion ; il dépérit au profit de la mort. Ce comportement est l’écho d’une forme primitive de narcissisme où l’individu, dans son développement psychique, est centré sur lui-même. Dans la théorie psychanalytique freudienne, le narcissisme primaire est une phase normale chez l’enfant où toute l’énergie libidinale est investie sur soi-même , avant d’être dirigée vers les autres. Narcisse semble bloqué dans cet état, incapable d’atteindre un narcissisme « mature » ou narcissisme secondaire, nécessaire pour établir des relations saines et se détacher de l’objet d’amour primaire avant de choisir un objet extérieur . Le rejet systématique des prétendants par Narcisse peut être interprété comme une protection face à une peur profonde d’être vulnérable ou blessé. Son incapacité à aimer ou à répondre aux sentiments d’Écho reflète une relation défaillante avec l’altérité, où l’autre est perçu comme une menace plutôt qu’une source d’épanouissement. Ainsi, Écho représente une forme d’identité effacée et dépendante, en contraste avec l’autosuffisance de Narcisse. Conséquemment, cette attitude opère donc comme un mécanisme de défense psychique, Narcisse se replie sur lui-même afin d’éviter les risques de dépendance ou de rejet consubstantiel à la possibilité d’ouverture qu’offre l’amour.
Lorsqu’il découvre son reflet dans l’eau, Narcisse est pris au piège d’un amour illusoire, croyant trouver l’objet parfait de son désir. Ce reflet symbolise l’impossible quête de perfection dans l’identité : il se contemple, mais ne peut jamais posséder pleinement ce qu’il voit, n’étant face qu’à une image. Psychologiquement, cela peut représenter le conflit entre l’idéal du Moi (das Ich) et la réalité. Narcisse est prisonnier d’une vision idéalisée de lui-même, incapable d’accepter ses imperfections ou d’investir son énergie dans le monde qui lui est extérieur. Conséquemment, cette incapacité d’éloignement le conduit à la désintégration, Narcisse, bien qu’il admire sa propre essence, sa propre chair dans une eau claire et limpide (fons erat inlimis) , cette admiration est semblable à une eau croupie qui dissoudrait toute distinction des éléments constitutifs de l’environnement dans lequel il se trouve, une clairière après une rude journée de chasse.
Fons erat inlimis, nitidis argenteus undis, / quem neque pastores neque pastae monte capellae/contigerant aliudue pecus, quem nulla uolucris / nec fera turbarat nec lapsus ab arbore ramus ; / gramen erat circa, quod proximus umor alebat, / siluaque sole locum passura tepescere nullo.
Il existait une source limpide, aux ondes brillantes et argentées ; ni bergers ni chèvres paissant dans la montagne ni autre troupeau ne l’avaient touchée ; nul oiseau, nulle bête sauvage, nul rameau mort ne l’avaient troublée. Elle était entourée d’un gazon nourri de l’eau toute proche, et cet endroit, la forêt ne laisserait aucun soleil l’échauffer.
Ce passage illustre que, malgré la beauté des lieux l’environnant, il subit sa propre existence, sa propre beauté. Ovide dresse une morale préventive. Le danger d’un repli excessif sur soi-même peut mener à une dissolution psychique ou émotionnelle intégrale de l’étant. Ainsi, dans une perspective psychodynamique , cette fin tragique symbolise le risque du narcissisme pathologique, où le sujet, totalement isolé, s’épuise à rechercher une satisfaction impossible dans son propre moi. Prendre racine jusqu’à devenir fleur, voilà bien le danger moral qu’expose Ovide, car si Narcisse a la beauté d’une fleur dans sa grandeur printanière, il n’en finit pas moins métamorphosé en une fleur signalant sa mort. Dès lors l’égo, ou plutôt le narcissisme, est mortifère. Ainsi le poète, dès le début du mythe averti du tragique destin du jeune chasseur, Narcisse ne vivra que « s’il ne se connaît pas ! » (III, 348 : si se non noverit) mais sa contemplation aura raison de lui. Si le mythe a laissé son nom à la fleur éponyme, la plante actuelle n’a pas exactement le même aspect que la description faite par le poète. Toutefois, l’un des traits communs est la nocivité de la plante et son aspect céphalique. Ainsi lorsque Ovide décrit la plante, semblable à « une fleur au cœur couleur de safran, entourée de pétales blancs. » (III, 510 : croceum pro corpore florem / inueniunt foliis medium cingentibus albis) ; celle-ci, le narcisse, est une plante herbacée de la famille des Amaryllidacées, à grandes fleurs odorantes blanches à pistil jaune, divisées en deux catégories infra-génétiques Hermione ou Narcissus, toutes deux témoignant de la dangerosité du narcissisme puisqu’elles s’avèrent être toxiques et leur odeur confèrent la migraine, comme pour la Narcissus pseudonarcissus.
NARCISSE « EIDOLOPHAGOS », MANGER SON IMAGE
Narcisse est captivé par son propre reflet, mais ce reflet n’est qu’une image, une représentation sans substance. La fascination pour son reflet apparait comme une nourriture illusoire. En ce sens, il tente de se « nourrir » de sa propre substance, nourriture alléchante mais qui ne peut jamais combler le besoin profond, qu’il soit émotionnel, identitaire ou spirituel d’être au-delà de sa condition. L’eau agit comme un miroir, mais aussi comme une barrière. Il ne peut ni toucher ni posséder l’image qu’il voit. Cette quête devient autodestructrice car elle repose sur un objet inaccessible, créant une boucle d’insatisfaction. Narcisse découvre son reflet dans une source claire et en tombe amoureux mais il est captif et captivé par la perfection de l’image qu’il voit, sans réaliser immédiatement qu’il s’agit de lui-même. Cette obsession le dévore au sens symbolique : il oublie tout ce qui l’entoure et devient prisonnier de cette fascination. Narcisse essaie en vain de toucher et de posséder cette image. Ce désir irréalisable peut être vu comme une tentative de la « consommer » comme si elle faisait partie de lui. Narcisse finit par se dessécher et mourir, dévoré par cette image qui lui vole son énergie vitale. Ovide semble mettre en garde contre une adoration excessive de soi-même, qui peut conduire à l’isolement et à la destruction. Narcisse, en mangeant symboliquement son image, incarne ce danger d’un narcissisme qui dépasse toute mesure ; la morale du mythe incite également à éviter la confusion entre l’être et l’apparence. En effet, le beau chasseur s’identifie entièrement à son apparence, en particulier à son reflet. Il ne distingue plus qui il est réellement de ce qu’il perçoit de lui-même. Ce processus de réduction de l’être à l’image est un aspect fondamental de son drame, il meurt d’avoir confondu une illusion visuelle avec une réalité intérieure.
© QUERON ALEXANDRE
– On renverra le lecteur au « Cycle des Narcisses » de Paul Valéry notamment Narcisse parle (1917). Enfin pour une étude approfondie de la réception du mythe par Paul Valéry : voir : Nicole Piétri, « Les miroirs de Narcisse », Études françaises, 9-4, 1973, p. 323-336.
Sur la question de la présence de Narcisse dans la pensée et représentation grecques, voir : Denis Knoepfler, La Patrie de Narcisse, Odile Jacob, 2010, p. 30-31.
Source
Ovide, Les Métamorphoses. Tome I : Livres I-V, trad. fr. Georges Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, 1925.
L’énergie libidinale renvoie ici au concept psychanalytique freudien. Elle désigne la force psychique issue de la pulsion sexuelle, qui alimente les désirs et les activités humaines, y compris au-delà de la sexualité. Elle joue un rôle central dans le développement psychique, étant sublimée ou refoulée selon les exigences du Moi et les normes sociales. Voir Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme, trad. fr. Hélène Francoual, Paris, In Press, 2013.
Voir Jenny Chan, « Narcissisme primaire, narcissisme secondaire. L’identité dans la gestion de la culpabilité meurtrière », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 64-1, 2015, p. 155 166.
Id., loc. cit., p. 157.
Ovide, op. cit., III, 407 ; 451.
Ovide, op. cit., III, 407-412.
La psychodynamique est une approche théorique et clinique en psychologie, elle renvoie à l’étude du conscient et de l’inconscient ainsi que des pulsions contradictoires menant aux conflits internes et aux mécanismes de défenses.
Le néologisme « eidolophagos » est un composé sur le grec « εἴδωλον » (image) et « φάγος » (mangeur) soit littéralement « mangeur d’image » sur le terme eidolon comme image, voir : Suzanne Saïd, « Deux noms de l’image en grec ancien : idole et icône », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 131-2, 1987, p. 309 330.
Sources
Ovide, Les Métamorphoses. Tome I : Livres I-V, trad. fr. Georges Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, 2021 [1925].
Bibliographie
Jenny Chan, « Narcissisme primaire, narcissisme secondaire. L’identité dans la gestion de la culpabilité meurtrière », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 64-1, 2015, p. 155 166.
Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme, trad. fr. Hélène Francoual, Paris, In Press, 2013.
Isabelle Kessler, « Corps et communication, le péril de Narcisse », Communication & Langages, 107-1, 1996, p. 94 104.
Denis Knoepfler, La Patrie de Narcisse, Paris, Odile Jacob, 2010.
Nicole Piétri, « Les miroirs de Narcisse », Études françaises, 9-4, 1973, p. 323.
Suzanne Saïd, « Deux noms de l’image en grec ancien : idole et icône », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 131-2, 1987, p. 309 330.