Une façon assez simple de caractériser le discours philosophique est de dire qu’il cherche à universaliser l’expérience humaine au moyen de concepts. On s’attendrait donc à ce que la philosophie ait abondé sur le thème de l’amour, car quoi de plus humain que l’amour ? Et pourtant, quand on s’enquiert des travaux consacrés à la philosophie de l’amour, un seul constat semble s’imposer : il y aurait « un silence de la philosophie sur l’amour[1] », ou encore, l’amour serait le « point aveugle de la philosophie[2] » ; ce serait même « un lieu commun solidement établi [qui voudrait] qu’amour et philosophie fassent mauvais ménage[3] ». À en croire ces observations, en dépit d’être amour de la vérité (philosophia), la philosophie n’aurait aucune vérité sur l’amour à nous dire. Doit-on raisonnablement souscrire à ce jugement ? Quelle pourrait être, alors, cette vérité que la philosophie aime, mais que l’amour indiffère ?
L’AMOUR, CONVIVE ABSENT DU BANQUET
Il est naturel, quand on pense à des candidats philosophes de l’amour, de penser à Platon. Dans le dialogue Le Banquet, qu’on ne présente plus, les convives discourent l’un après l’autre de l’amour, au lendemain d’une fête bien arrosée. Cela nous autoriserait à conclure qu’il existe bel et bien une philosophie de l’amour, dès l’Antiquité. Mais voilà comment Éryximaque[4] introduit à table –– ou plutôt, aux lits de banquet –– le thème de l’amour :
« À chaque occasion, voici […] ce qu’avec indignation me dit Phèdre : ‘’Éryximaque, me dit-il, n’est-ce pas un scandale que tels ou tels d’entre les dieux aient inspiré aux poètes la composition d’hymnes et de péans, tandis que pour l’Amour, qui est un dieu si ancien, si important, il ne s’est jamais trouvé un seul poète, entre ceux qui se sont fait une place importante, pour composer aucun hommage à sa gloire[5] ? »
Ce qui motive à parler d’Éros (Érôs), l’une des divinités grecques de l’amour, c’est précisément son absence dans les éloges des Grecs eux-mêmes ! Pour compenser cette lacune, Éryximaque veut offrir à Phèdre une occasion de mettre le dieu de l’amour au cœur d’un débat passionné. Ce n’est pas tout : lorsque vient le tour de Socrate de s’exprimer sur l’Amour, il se lance contre toute attente dans un dialogue fictif, qu’il reproduit de mémoire, avec une prêtresse nommée Diotime de Mantinée. Sans entrer dans les réflexions enivrantes de Diotime, contentons-nous de relever que c’est une absente qui se fait porte-parole de l’amour philosophique. Plus qu’une absente, c’est même une inexistante, à en croire l’interprétation majoritaire qui veut que ce personnage soit entièrement issu de l’imagination de Platon.
On peut encore évoquer le Phèdre, second dialogue de Platon à traiter d’Érôs. Il est éponyme de ce même Phèdre qui déplorait, comme on l’a vu, l’absence d’Amour dans les éloges des poètes. Dans ce dialogue, l’amour est évoqué au détour d’un mythe sur l’origine de l’âme et son devenir après la mort : après avoir contemplé les Idées éternelles au cours de son voyage dans l’Au-delà, l’âme renaît dans le monde matériel et cherche à retrouver la mémoire (c’est l’anamnèse). Dans cet ordre, la fonction de l’amour est de conduire l’âme aux Idées. L’amour supplée, en somme, à une expérience que l’on ne pourra jamais totalement vivre de notre vivant : la philosophie n’est plus – comme le retiendra Montaigne – qu’un apprentissage de la mort[6].
LA LUEUR D’UN AMOUR CHRETIEN
Entre parole fictive et parole mourante, le discours de Platon réserve un traitement ambivalent à l’amour, qui en occulte l’aspect le plus prosaïque. L’amour, tel qu’il peut être vécu concrètement par l’individu au quotidien, se fait petit devant l’Amour, avatar ontologique du sentiment amoureux au service d’un discours strictement métaphysique. Cela vaut pour d’autres philosophes de l’Antiquité, à l’image d’Empédocle qui érige lui aussi une divinité de l’amour (Philotês) en principe explicatif de l’univers (kosmos) : son système veut que le monde soit régi par un cycle de composition, de décomposition et de recomposition qui traduit l’alternance entre l’Amour et la Haine (Neikos). À nouveau, l’expérience de l’amour vécue à la première personne se voit éclipsée par des conceptions hautement spéculatives.
Il faut peut-être attendre l’avènement d’une philosophie chrétienne à la fin de l’Antiquité pour que la philosophie s’ouvre enfin à l’amour. C’est en tout cas ce que nous laisse penser le fait qu’Hannah Arendt ait consacré sa thèse au concept d’amour chez saint Augustin[7]. On a souvent fait remarquer que le christianisme inaugure une nouvelle conception de l’amour comme agapê, c’est-à-dire l’amour charitable. L’amour charitable est un don de Dieu qui privilégie le cœur à la raison, que le fidèle peut expérimenter par l’extase mystique. Cette expérience intime de l’amour, qui puise en réalité dans des conceptions néoplatoniciennes, s’accorde avec la Première épître de Jean : « Et nous, nous avons connu l’amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru. Dieu est amour ; et celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui[8] ».
Cependant, la thèse d’Hannah Arendt montre d’emblée les limites de cette fixation de l’amour dans un être éternel qui, par définition, se trouve hors du monde temporel : « L’amour vise un bien, qui, en raison même du sens qui fait ce bien, se trouve hors de cette visée[9] ». L’amour chrétien ne se distingue finalement pas tant de l’amour pensé par Diotime, dans la mesure où il repose sur le désir d’un être qui se trouve au-delà de nos horizons terrestres. Pire encore, cet amour étant fondé sur un Dieu créateur nouvellement personnifié, il peut conduire en retour à dévaloriser le monde qu’Il a pourtant créé : « Ce faux amour qui s’accroche au monde et qui de ce fait le constitue, qui est donc mondain, Augustin l’appelle convoitise (cupiditas), l’amour juste qui aspire à l’éternité et à l’avenir absolu, charité (caritas)[10] ». Comme Platon, Augustin nous dit que le véritable amour ne doit pas quitter les cieux du regard.
QUI POUR FAIRE L’AMOUR SUR TERRE ?
Le christianisme marque de son sceau la majeure partie de l’histoire de la philosophie de l’amour après l’Antiquité. Y a-t-il donc un philosophe qui a su se départir de cette tradition d’un amour supramondain – au-delà du monde terrestre ? Descartes marque sans nul doute un moment décisif lorsqu’il s’attèle à son traité Les Passions de l’âme : « […] je serai obligé d’écrire ici en même façon, que si je traitais d’une matière que jamais personne avant moi n’eût touchée[11] ». Revendiquant de rompre avec ses prédécesseurs, son approche se veut novatrice.
Chez Descartes, l’amour de Dieu est bien distinct de l’amour sensitif[12]. Contrairement à ce dernier, il n’est pas une passion puisqu’il est produit par l’âme seule, lorsqu’elle juge de la bonté de Dieu. En effet, « lorsqu’une chose nous est présentée comme bonne à notre égard, c’est-à-dire, comme nous étant convenable, cela nous fait avoir pour elle de l’amour[13] ». Mais dans le cas de l’amour sensitif, le caractère convenable de la chose aimée vaut en vertu du rapport de l’âme au corps : « […] l’âme n’est immédiatement avertie des choses utiles au corps, que par quelque sorte de chatouillement qui excite en elle de la joie, fait ensuite naître l’amour de ce qu’on croit en être la cause[14] ». Descartes parvient à penser positivement la passion de l’amour, non comme un défaut, une carence d’être, mais comme une modalité différente de rapport à son objet. Dans la passion amoureuse, l’âme se rapporte à l’objet par l’intermédiaire du corps. Il est fait droit à un amour terrestre qui puisse combler le sujet. Mais, qu’il s’agisse de l’amour de Dieu ou de l’amour des hommes, l’amour incite indifféremment l’âme « à se joindre de volonté aux objets qui paraissent lui être convenables[15] ».
Descartes précise cependant que la volonté, dans le pur amour, ne met pas en jeu le désir, mais seulement le « consentement par lequel on se considère dès à présent comme joint avec ce qu’on aime ». L’amour fait poindre en nous l’idée d’une unité avec l’être aimé, unité de laquelle nous procédons pleinement. Le désir, quant à lui, n’est suscité que par l’envie de posséder l’objet : les hommes qui veulent brutaliser des femmes pour satisfaire leur désir « n’ont de l’amour que pour la possession des objets auxquels se rapporte leur passion, et n’en ont point pour les objets mêmes[16] ». Ce désir d’union pure de l’aimant avec l’aimé réactive le mythe de l’androgyne exposé par Aristophane dans le Banquet : ne formant autrefois qu’un seul corps (avec quatre mains, quatre jambes, deux visages, etc.), les hommes se sont vus séparés de leur moitié par Zeus, en punition de leur révolte contre les dieux[17]. Depuis, chaque homme recherche sa moitié pour revenir à son unité. C’est aussi ce qu’exprime Augustin, confronté à la mort de son ami :
« Quelqu’un a bien parlé, en disant de son ami : c’est la moitié de mon âme. Car j’ai éprouvé moi-même que mon âme et son âme n’avaient été qu’une âme en deux corps. Voilà pourquoi la vie m’était en horreur : je ne voulais pas vivre, diminué de moitié ; voilà pourquoi aussi peut-être je craignais de mourir, pour que ne mourût pas tout entier celui que j’avais beaucoup aimé[18]. »
En définitive, Descartes innove sur l’amour tout en recroisant des philosophes qui, à leur façon, lui ont légué des matériaux pour le penser. Et cette ouverture à l’amour terrestre s’avère féconde dans l’histoire des idées : Spinoza est qualifié de « philosophe de l’amour[19] », et il hérite des conceptions cartésiennes de l’amour et des passions. Dans la troisième partie de l’Éthique, il développe une typologie des affects et des affections similaire à celle des Passions de l’âme et définit l’Amour comme « une Joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure[20] ». Dès lors, à la suite de Descartes, il pense un Amour intellectuel dans lequel la Joie est accompagnée de l’idée de Dieu éternel. Le seul objet véritablement digne d’amour s’identifie alors à Dieu, car il n’est jamais déçu[21].
Spinoza, successeur de Descartes, inspire à son tour des ouvrages contemporains sur la philosophie de l’amour, qui mettent davantage l’accent sur l’amour de l’homme envers ses semblables[22]. L’amour innerve la pensée des philosophes qui veulent saisir la condition humaine dans ce qu’elle a de plus concret, s’éloignant par là des conceptions intellectualistes de l’amour divin : Kierkegaard et Sartre sont un bon exemple de ces philosophes dits « existentiels » qui pensent l’amour dans toute son humanité. Citons aussi Stendhal et son roman Le Rouge et le Noir, à qui l’on doit des analyses devenues célèbres sur la cristallisation. Tous ces auteurs s’influencent les uns les autres et enrichissent les réflexions sur l’amour que Descartes, puis Spinoza ont favorisées. À propos de Sartre, Beauvoir nous apprend qu’ « il aimait autant Stendhal que Spinoza et se refusait à séparer la philosophie de la littérature[23] ». Il est vrai qu’il reste à la philosophie bien des pages sur l’amour à envier à la littérature. Comme le note Francis Wolff, « l’amour est redevenu un sujet pour philosophes, tant mieux, bien sûr, ils ne feront jamais aussi bien que les littéraires[24] ».
Si l’amour de la vérité a tant tardé à trouver une vérité sur l’amour, il est possible que ce soit parce que ce dernier ignore, en un sens, le concept de vérité. Ce n’est pas un hasard si la philosophie de l’amour a essaimé chez des penseurs existentiels qui critiquent, d’une façon ou d’une autre, le recours à l’abstraction. Les phénoménologues[25] ont poursuivi la même tâche, à l’image de Jean-Luc Marion : « L’amour, nous en parlons toujours, nous l’expérimentons souvent, mais nous n’y comprenons rien, ou presque.[26] » Les psychanalystes – que l’on consulte un Freud ou un Lacan – ne le contrediront pas plus. Pour en terminer avec cette brève histoire de la philosophie de l’amour, il faut avouer que tout en elle nous crie : l’amour se dit, mais ne se pense pas !
© THÉO CERTAIN
NOTES :
[1] Benoît Proux, « Pour une érotique philosophique » [En ligne], Philosophiques, vol. 30, n°2, 2003, p. 371, URL : https://id.erudit.org/iderudit/008646ar.
[2] Emmanuel Tourpe, Donation et réciprocité. L’Amour, point aveugle de la philosophie, Paris, Hermann, 2020.
[3] Aude Lancelin et Marie Lemonnier, Les philosophes et l’amour. Aimer de Socrate à Simone de Beauvoir, Paris, Plon, 2008, page de couverture.
[4] Médecin athénien, il est l’un des personnages du Banquet, mais il apparaît aussi brièvement dans d’autres dialogues. C’est un grand ami de Phèdre.
[5] Platon, Le Banquet, 177a‑b (trad. Léon Robin).
[6] Platon, Phédon, 80e-81a.
[7] Hannah Arendt, Le concept d’amour chez Augustin, Paris, Éditions Payot & Rivages, 1999 [1929], trad. d’Anne-Sophie Astrup.
[8] 1 Jn 4,16 (trad. Louis Segond).
[9] H Arendt, op. cit., p. 39.
[10] Ibid., p. 40.
[11] René Descartes, AT XI 328, 3‑5.
[12] Pour une comparaison de l’amour intellectuel et de l’amour sensitif avec une mise en valeur de la correspondance de Descartes, cf. Isabelle Wienand et Olivier Ribordy, « La conception cartésienne de l’amour pour Dieu : amour raisonnable et passion » [En ligne], Dix-septième siècle, vol. 4, n°265, 2014, pp. 635‑650, URL : https://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2014-4-page-635.htm.
[13] R. Descartes, AT XI 374, 14‑16.
[14] Ibid., AT XI 430, 13‑18.
[15] Ibid., AT XI 387, 4‑6.
[16] Ibid., AT XI 389, 6‑8.
[17] Platon, Le Banquet, 189d‑193d.
[18] Augustin, Les Confessions, IV, vi, 11 (trad. Eugène Tréhorel et André-Fernand-Julien Bouissou).
[19] Chantal Jaquet, Pascal Sévérac et Ariel Suhamy (dir.), Spinoza. Philosophe de l’amour, Saint-Étienne, PU Saint-Étienne, 2006.
[20] Spinoza, Éthique, III, xiii, S (trad. Robert Misrahi).
[21] C. Jaquet, P. Sévérac et A. Suhamy, op. cit., pp. 7‑10.
[22] Voir Robert Misrahi, La Joie d’amour. Pour une érotique du bonheur, Éditions Autrement, Paris, 2014.
[23] Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard, Paris, 2008, p. 451.
[24] Francis Wolff, « Peut-on définir l’amour ? », Les lundis de la philosophie, ENS, 30 mai 2016.
[25] Philosophes du courant de la phénoménologie. La phénoménologie se propose d’étudier les phénomènes tels qu’ils apparaissent à l’individu dans son expérience immédiate, dans sa conscience subjective, par opposition aux objets « en soi » sur lesquels la métaphysique prétend pouvoir forger une connaissance.
[26] Jean-Luc Marion, Le phénomène érotique. Six méditations sur l’amour, Grasset, Paris, 2003, page de couverture.