LA MUSE : FEMME AIMÉE OU FEMME OBJET ?

Mary Beale (1633-1699), Autoportrait avec son mari et son fils, 1663-1664, huile sur toile, 60,2 cm x 74 cm, Londres, Geffrye Museum. © Museum of the Home

L’image de la muse évoque habituellement une femme à la beauté canonique, prise comme modèle par un artiste masculin afin d’en tirer un chef-d’œuvre. Cette vision stéréotypée renforce le poncif assignant l’activité aux hommes et la passivité aux femmes, et traduit une conception archaïque de l’histoire de l’art. Dans cette approche dépassée de l’art, la muse est reconnue comme légitime uniquement grâce au regard de l’artiste qui la représente. Elle apparaît alors comme objet de désir et de fantasmes, magnifié par le travail de l’artiste qu’elle a inspiré et qui se sert de son apparence pour exhiber son propre talent. 

LE SECOND RÔLE

Avant d’obtenir le droit à l’éducation artistique, le seul moyen pour les femmes de faire partie du monde de l’art était de servir de modèle aux artistes masculins. Elles étaient limitées à de seconds rôles et considérées comme des faire-valoir, destinées à mettre en lumière le talent des hommes. D’autant plus qu’une sorte de mythologie du couple muse-artiste s’est installée dans l’imaginaire collectif : Pablo Picasso et Dora Maar, Gala et Salvador Dalí, Jeanne Hébuterne et Amedeo Modigliani sont autant de couples mythiques de l’histoire de l’art. Or, beaucoup d’entre eux ont été et sont encore idéalisés, faisant – à tort – l’objet de fantasmes. Bien que les muses soient au premier plan des œuvres d’art, elles demeurent observées, objectifiées, légitimes uniquement grâce à leur apparence physique et à travers le regard de l’artiste. Leur rôle est simplement passif, d’où l’importance de la valorisation des artistes femmes, essentielle à l’établissement d’un équilibre entre les genres dans l’écriture de l’histoire de l’art.

DE LA PASSIVITÉ À L’ACTIVITÉ

Lorsqu’elles commencent à être visibles, les artistes femmes se réapproprient leur image, et s’émancipent ainsi du rôle de modèle, passif, auquel elles ont longtemps été cantonnées. Ce passage à l’activité des femmes dans l’art constitue un tournant essentiel : désormais créatrices, elles ont la capacité de s’épanouir dans cette discipline, jusqu’à en faire leur profession.

Le premier autoportrait féminin connu à ce jour remonte au xiie siècle. Il s’agit d’une enluminure sur parchemin, contenue dans l’homéliaire dit de Saint-Barthélemy et conservée à la bibliothèque universitaire Johann Christian Senckenberg de Francfort. L’inscription « Guda, pécheresse, a écrit et enluminé ce livre » permet d’identifier l’artiste : enlumineuse de manuscrits, religieuse chrétienne allemande et copiste, elle exerce dans un monastère du Rhénanie, en Rhénanie. Guda se représente dans le manuscrit, au centre d’une lettrine. Tandis que sa main droite est levée en signe de témoignage, sa main gauche tient un bandeau sur lequel figure l’inscription mentionnée ci-dessus (Guda, peccatrix mulier, scripsit et pinxit hunc librum). La signature de l’artiste agit comme la revendication d’un long travail, complexe et minutieux, et prouve que Guda a conscience de la qualité de son œuvre. Ainsi, en même temps que cette enluminure, Guda signe l’un des premiers autoportraits féminins connus de l’histoire de l’art occidental. Son nom se trouve d’ailleurs mentionné dans l’installation The Dinner Party de Judy Chicago, qui regroupe l’identité de 39 femmes – historiques ou mythologiques – que l’artiste a voulu honorer.

Guda (xiie siècle), « Guda, pécheresse, a écrit et enluminé ce livre », xiie siècle, enluminure sur parchemin, 36,5 cm x 24 cm (page intégrale), homéliaire dit de Saint-Barthélémy (page 397), Francfort, bibliothèque universitaire Johann Christian Senckenberg - © Artstor
Guda (xiie siècle), « Guda, pécheresse, a écrit et enluminé ce livre », xiie siècle, enluminure sur parchemin, 36,5 cm x 24 cm (page intégrale), homéliaire dit de Saint-Barthélémy (page 397), Francfort, bibliothèque universitaire Johann Christian Senckenberg – © Artstor

Autre pionnière de l’histoire de l’art, Mary Beale, peintre portraitiste anglaise, est considérée comme la première femme ayant obtenu le statut d’artiste professionnelle en Angleterre. Elle organise tout son système familial autour de son activité de peintre, d’autant plus que celle-ci constitue l’unique source de revenus de sa famille. Elle se trouve ainsi à la tête d’un modèle familial extrêmement progressiste, puisque son mari et leurs deux fils travaillent comme ses assistants. Les carnets de notes de son mari conservent d’ailleurs une trace de la vie qui régnait au sein du foyer atypique du xviie qui était le leur. Dans son Autoportrait avec son mari et son fils, réalisé entre 1663 et 1664, Mary Beale explicite ce fonctionnement familial propre : tandis que son mari la regarde et que son fils est tourné vers le hors-champ, l’artiste occupe à elle seule presque la moitié du tableau, fixe le spectateur et se montre du doigt. Ce geste est tout sauf anodin, puisqu’il affirme autant son statut d’artiste que de mère de famille, et rappelle que son foyer vit uniquement grâce à ses revenus. L’artiste se place ici en position dominante et va à rebours du portrait de famille traditionnel à son époque, qui représente généralement un patriarche entouré de sa femme et de ses enfants. Ainsi, non seulement Mary Beale s’émancipe des schémas familiaux patriarcaux, mais elle donne également de la considération et de l’importance au travail de toutes les artistes femmes.

Mary Beale (1633-1699), Autoportrait avec son mari et son fils, 1663-1664, huile sur toile, 60,2 cm x 74 cm, Londres, Geffrye Museum. © Museum of the Home
Mary Beale (1633-1699), Autoportrait avec son mari et son fils, 1663-1664, huile sur toile, 60,2 cm x 74 cm, Londres, Geffrye Museum. © Museum of the Home

AVOIR LE CHOIX

Pour autant, les modèles féminins existent toujours. Comme dans la cause féministe, l’évolution notoire de la place des femmes dans l’art se situe dans la notion de choix. En effet, celles-ci ont la liberté d’occuper le rôle d’artiste autant que celui de modèle, et parviennent parfois à les combiner.

Évoquée plus tôt, l’œuvre The Dinner Party de Judy Chicago rassemble les noms de 39 personnalités féminines ayant joué un rôle décisif dans l’histoire. Réalisée entre 1974 et 1979, l’installation est actuellement exposée au Brooklyn Museum de New York. L’artiste a dressé une table triangulaire d’environ 15 mètres de côté et qui comprend une place pour chacune de ces 39 femmes. La table repose sur un socle nommé Heritage Floor, sur lequel ont été inscrits les noms de 999 femmes mythiques et historiques ayant un lien avec les convives. Cette œuvre monumentale est le fruit d’un long et méticuleux travail de recherche de la part de l’artiste. Judy Chicago qui a choisi d’honorer des femmes oubliées ou écartées de l’histoire en les convoquant autour d’une table et en les invitant à partager un repas. Bien plus que des muses, ses convives sont des actrices de l’histoire et de l’histoire de l’art ; elles ne sont pas représentées pour leur apparence physique, mais glorifiées pour leurs actes et leur implication dans l’histoire des femmes.

Judy Chicago (1939), The Dinner Party, 1974-1979, installation, céramique, porcelaine et textile, 14,63 m x 14,63 m, New York, Brooklyn Museum. © Brooklyn Museum (photographie : Donald Woodman)
Judy Chicago (1939), The Dinner Party, 1974-1979, installation, céramique, porcelaine et textile, 14,63 m x 14,63 m, New York, Brooklyn Museum. © Brooklyn Museum (photographie : Donald Woodman)

LES COUPLES D’ARTISTES

Au cours du xxe siècle, plusieurs couples d’artistes, au sein desquels les deux partenaires travaillent en collaboration, marquent la sphère artistique contemporaine. Parmi eux, Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely se distinguent grâce à leurs créations novatrices, telle la fontaine Stravinsky, achevée en 1983. Les deux artistes se rencontrent à Paris en 1956 et se marient en 1971. Ils collaborent en 1966 pour le projet Hon, qui s’inscrit dans la continuité des Nanas de Niki de Saint Phalle. Les Nanas, comme la série des Tirs, traduisent les revendications féministes de l’artiste : d’une part à travers la célébration du corps féminin, d’autre part suggérées par la violence contenue dans ses performances. Le fait que son mari se soit associé à elle dans la réalisation de Hon représente une avancée majeure, l’œuvre abordant des sujets comme la maternité ou encore le consentement.

Les femmes n’ont plus besoin de la légitimité qui leur est octroyée par le regard de l’artiste masculin pour exister aux yeux du public. Leur immersion dans la sphère artistique en tant qu’actrices à part entière constitue une avancée sociétale majeure, et tend à équilibrer les relations entre les genres. Elle permet également de dissiper le mythe de l’histoire d’amour entre l’artiste et sa muse, mythe bien souvent fantasmé et qui dissimule une réalité plus sombre.

Les femmes ont désormais la liberté d’occuper le rôle qu’elles souhaitent, et ne sont plus assignées au rôle de modèle par défaut. Elles peuvent autant représenter que se faire représenter, travailler seules ou collaborer avec des artistes – hommes ou femmes –. Comme en témoigne l’œuvre de Judy Chicago, elles ont également la capacité de développer et de célébrer un amour différent, celui que partagent des femmes qui se soutiennent et se valorisent les unes les autres. Judy Chicago, comme Niki de Saint Phalle, font le choix d’axer leur travail autour de la visibilité des femmes : l’une par le biais d’une rétrospective collective qui rassemble les noms de femmes ayant joué un rôle décisif dans l’histoire, l’autre à travers une forme de violence traduisant des revendications féministes affirmées. Dans les deux cas, leurs œuvres révèlent une autre forme d’amour, un amour fondé sur l’admiration et le désir de promouvoir le nom et le travail d’autres artistes femmes, qui n’ont pas eu la chance de bénéficier d’une reconnaissance de leur vivant ou post mortem. Cet amour peut être rapproché de la notion de sororité, dans le sens où il traduit une solidarité entre femmes, et tend à valoriser une forme d’affection autre que celle du couple traditionnel.

 

© MARGAUX BAK


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