Ceci est une urgence. Urgence d’interroger notre rapport à l’amour. L’expérience quotidienne vous le prouve très certainement aussi, l’amour semble être d’intérêt commun : nous en parlons, nous le vivons, nous le cherchons… puis une culture populaire abonde d’œuvres en tout genre à son sujet. Et pourtant, aucun discours public n’en fait usage ; relégué au champ de l’intime, l’amour est un sujet qu’il vaut mieux s’abstenir d’évoquer sous peine de s’exposer à une vulnérabilité qui dérange. Il est donc bien rare que nous nous questionnions véritablement sur ses fondements, sur son essence et sur notre manière de le faire exister. Tout se passe comme si l’amour était une qualité intrinsèquement liée à l’être humain, il suffit d’être, et vous connaîtrez ipso facto ce que veut dire aimer. C’est bien sûr un manque de discernement qui prend racine dans une construction politico-sociale dont la finalité n’a d’autres effets que celui de nous offrir une représentation de l’amour complètement hors zone et qui, nous le verrons, affecte considérablement nos relations émotionnelles. À bien des égards et pour différentes raisons, il y a donc une urgence de penser l’amour qui culmine par son manque de réalité actuelle. Que penser de notre rapport à celui-ci lorsque notre seule manière de s’y frotter se confine dans des termes qui échouent complètement à le nommer ? Sexe, crush, sexfriend…, sans aucun doute un triptyque qui ne manquera pas d’éveiller les esprits désireux de notre époque assoiffés de consommation. Ce manque de définition commune de l’amour, notre représentation erronée de ce sentiment font le jeu de l’étude entreprise par l’Afro-Américaine et féministe Gloria Jean Watkins, plus connue sous son nom de plume bell hooks, dans l’un de ses essais intitulé All About Love : New Visions ou en français À propos d’amour : nouvelles visions[1], traduit de l’anglais en 2022 par les éditions divergences. Démontrant comment notre culture de masse produit un monde narcissique où « la vie se réduit à la possession et à la consommation »[2], elle appelle de ses vœux à un « retour à l’amour »[3] en concevant de radicales et nouvelles façons de penser un art d’aimer.
AUX PRÉMICES DE L’AMOUR : REPENSER UNE DÉFINITION COMMUNE
Ayant proposé dans un autre essai novateur, La volonté de changer – Les hommes, la masculinité et l’amour[4], de se questionner sur l’importance pour les hommes de penser le féminisme comme une porte de sortie de la culture patriarcale, bell hooks s’intéresse ici à théoriser une définition de l’amour dont le sens commun manquant prouve selon elle qu’il existe une « confusion à propos de ce que nous voulons dire lorsque nous utilisons le mot « amour » [qui] est à la source de notre difficulté à aimer »[5]. Pour expliquer cette confusion, bell hooks repasse au peigne fin notre première exposition à l’amour, l’enfance. Considérée comme la première école de l’amour, la famille, qu’elle soit fonctionnelle ou dysfonctionnelle, est le premier lieu où l’on en entend parler.
Dans l’espace familial, on ne se pose pas tellement la question de sa définition et on se contente de penser que l’amour correspond au sentiment agréable d’être considéré comme un être cher aux yeux de nos parents, de notre famille. Mais voilà, nombre d’enfants sont sujets aux violences familiales et apprennent tôt à penser l’amour dans un univers où la violence est une notion acceptable. Cette équation ne peut se conclure autrement que par une incapacité à savoir aimer. De plus, la sphère familiale étant conçue comme un espace privé et clos, il est aisé de légitimer et de banaliser les violences sans en avoir même conscience : « une petite fessée ne fait pas de mal », « une jeune femme bien respectable, mère d’un petit garçon, s’est vantée de ne jamais frapper son fils lorsqu’il se comporte mal, préférant saisir sa chair et la pincer […] »[6]. Confrontés dès notre plus tendre enfance à un apprentissage de l’amour qui communie avec la violence – physique ou psychologique –, nous sommes sans conteste mal armés pour le pratiquer en grandissant. Ainsi, il est clair pour bell hooks que « l’un des mythes sociaux les plus importants qu’il nous faut déboulonner pour que notre culture puisse devenir une culture plus aimante, est ce mythe qui fait croire aux parents que la maltraitance et la négligence peuvent coexister avec l’amour »[7]. La question du lien entre l’enfance et de l’amour est à l’évidence le premier espace à réinvestir si l’on veut penser une définition commune de l’amour qui mélangerait tous les ingrédients nécessaires à son apprentissage : « soins, affection, reconnaissance, respect, engagement et confiance, ainsi qu’une communication honnête et ouverte »[8]. Dès lors, il nous faudrait selon bell hooks réouvrir notre cœur à l’amour et ce, quand bien même nous comprenons que la plupart de ce que l’on nous a enseigné sur sa nature n’a aucun sens lorsqu’on l’applique à la vie quotidienne.
L’AMOUR EST UN CHOIX, NON PAS UN SENTIMENT INSTINCTIF
Parler un langage commun de l’amour implique également de se défaire de notre représentation de l’amour qui supposerait son instinctivité. La raison pour laquelle on le considère généralement déterminé par ordre de l’instinct est que l’on a appris tôt à percevoir l’amour comme un sentiment. Notre autrice nous explique que lorsque l’on est attiré par une personne, on investit des sentiments ou des émotions en elle. Ce processus d’investissement porte un nom latin, il s’agit de la cathexis[9]. Cette dualité entre cathexis et amour fonde notre confusion pour bell hooks. En effet, une personne qui se sent liée par cathexis peut prétendre aimer tout en blessant ou négligeant l’autre. Le sentiment de cathexis nous laisse croire que l’on ressent de l’amour, mais ceci est un doux leurre qui nous conduira difficilement à comprendre l’amour véritable. En effet, cette prétention de l’amour romantique façonne notre imaginaire de l’amour et à ce titre, l’éclairage que nous permet bell hooks est nécessaire car, nous dit-elle, bien plus qu’un sentiment instinctif, l’amour s’apprend et procède d’un acte de la volonté. Notre autrice reprend à son compte les mots d’un psychiatre (M. Scott Peck) pour définir l’amour comme « la volonté de s’étendre soi-même dans le but de nourrir sa propre croissance spirituelle ou celle d’autrui »[10]. Dès lors, « l’amour, c’est ce qu’on fait. L’amour est un acte de la volonté, c’est-à-dire désir et action, conjointement. Et la volonté implique aussi un choix. On n’est pas obligé d’aimer, on le décide »[11]. Ainsi, on voit donc difficilement comment il est possible de prétendre aimer une personne tout en étant capable de se montrer blessant ou violent. Il faudra donc faire preuve de courage pour déconstruire ces schémas de pensée qui sont les nôtres, et mettre à distance notre propre peur de l’amour née de nos blessures originelles. Commencer par toujours considérer l’amour comme une action plutôt que comme un sentiment, c’est une manière de faire en sorte que toute personne utilisant le mot assume automatiquement sa responsabilité et rende des comptes[12]. Tout comme la maxime qui veut que « nos actions ont des conséquences », de même, les sentiments découlent d’actes. L’amour comme acte nous permettrait donc de nous débarrasser de présupposés couramment admis comme celui de « tomber » amoureux sans exercer de volonté ou sans choisir, mais également celui qui prétend qu’il existe des « crimes passionnels ». Pour bell hooks, « si l’on se souvenait constamment que l’amour, c’est ce qu’on fait, on n’utiliserait pas le mot d’une manière qui dévalue et dégrade son sens »[13]. Aimer, être aimant n’a alors rien à voir avec la violence, car aimer correspond à une expression honnête et ouverte de son attention, de son affection, de sa responsabilité, de son respect, de son engagement et de sa confiance.
ADOPTER UNE ÉTHIQUE DE L’AMOUR
La pensée de bell hooks est conduite par un enjeu clair, celui de définir un objectif politique, à bien des égards révolutionnaire, en renversant notre société par une conquête du champ de l’intime. Dans ce sens, elle estime que tout mouvement politique doit s’accompagner d’une « éthique de l’amour ». Elle prône cette éthique dans tous les domaines de la vie, qu’il s’agisse du politique, du religieux, du professionnel, du domestique, des relations privées, etc. Adopter et incarner une éthique de l’amour supposerait donc un système de valeurs différent, où les choix qui guideraient nos actions seraient produits non plus dans une logique de consommation mais d’engagement, qui prioriserait la vie humaine et la sollicitude. Ce comportement éthique a cela de révolutionnaire qu’il permettrait de relationner autrement avec les autres. Il garantirait un plaisir de vivre, nourri par les relations aux autres grâce à notre capacité à aimer, et par extension, à agir en fonction d’un comportement moral par la sollicitude. En faisant écho à l’auteur de L’Art d’aimer, Erich Fromm, elle affirme que « des changements importants et radicaux dans la structure de notre société sont indispensables pour que l’amour devienne un phénomène social, et non plus marginal, hautement individuel »[14]. Ainsi, bell hooks nous dit, « adopter une éthique de l’amour, c’est intégrer toutes les dimensions de l’amour – « soin, engagement, confiance, responsabilité, respect et connaissance » – dans notre vie quotidienne »[15]. L’amour n’est donc plus un simple sentiment avec bell hooks. Il possède un caractère moral et effectif, dont tous les mouvements politiques devraient s’emparer pour promouvoir une éthique de l’amour. Défaite des structures patriarcales, remettant en question nos schémas préconçus, bell hooks nous invite à adopter une éthique de l’amour[16], c’est-à-dire cette aptitude morale et affective qui est placée en synonyme, dans certains textes, de « capacité à l’empathie ». En tant que capacité, il n’est pas un affect incontrôlable, mais procède d’un choix. En associant à la fois l’esprit et le cœur, bell hooks propose une pratique de l’amour comme antidote le plus puissant contre les systèmes de domination.
© OPHÉLIE LE ROUX
NOTES :
[1] bell hooks. À propos d’amour : nouvelles visions. Trad. française, éditions divergences, 2022.
[2] Ibid., p. 110.
[3] Ibid., p. 10.
[4] bell hooks. La volonté de changer – Les hommes, la masculinité et l’amour. Trad. française, éditions divergences, 2021. Si pour beaucoup d’hommes, le féminisme est une affaire de femmes, bell hooks s’attelle ici à démontrer le contraire. La culture patriarcale, pour fabriquer de « vrais hommes », exige d’eux un sacrifice. Malgré les avantages et le rôle de premier choix dont ils bénéficient, ces derniers doivent se faire violence et violenter leurs proches pour devenir des dominants, mutilant par là même leur vie affective. La volonté de changer est un des premiers ouvrages féministes à poser clairement la question de la masculinité. En abordant les préoccupations les plus courantes des hommes, de la peur de l’intimité au malheur amoureux, en passant par l’injonction au travail, à la virilité et à la performance sexuelle, bell hooks donne un aperçu saisissant de ce que pourrait être une masculinité libérée, donc féministe.
[5] bell hooks. À propos d’amour : nouvelles visions. p. 27.
[6] Ibid., p. 43.
[7] Ibid., p. 44.
[8] Ibid., p. 29.
[9] La cathexis, en psychologie, fait référence à l’investissement d’énergie libidinale ou émotionnelle par un individu dans une personne, un objet ou une idée.
[10] Ibid., p. 29.
[11] Ibid., p. 29.
[12] Ibid., p. 38.
[13] Ibid., p. 38.
[14] Ibid., p. 104.
[15] Ibid., p. 111.
[16] L’amour pour bell hooks constitue le seul ressort possible pour une action politique mue par autre chose que par l’intérêt. En outre, en son absence, l’allégeance aux systèmes de domination existants se maintient pour une autre raison.
Sujet passionnant sur le thème de l’amour.
Article très intéressant qui nous force à prendre du recul sur ce sentiment que nous appréhendons de manière trop simpliste.
Je recommande cette lecture enrichissante !