Formée à l’art en Colombie puis France, où elle a étudié à l’Ecole Nationale Supérieure de Photographie d’Arles, la pratique de Laura Quiñonez (née en 1985) articule photographie, dessin et éditions afin d’explorer les liens entre corps, histoire et géographie. Accidentes geo-graficos est à ce titre emblématique de son œuvre : réalisée entre 2016 et 2020 dans la cadre d’une résidence croisée entre Arles et Bogota, cette série entrecroise les photographies des paysages dans lesquels vivent les communautés afro-colombiennes avec celles des coiffures tressées portées par les habitants et habitantes de ces mêmes zones.
L’HISTOIRE DES AFRO-COLOMBIENS
Les Afro-Colombiens sont les descendants des esclaves noirs africains qui, à partir du XVIe siècle, sont déportés en Amérique du Sud. Originaires du Sénégal, d’Angola, du Bénin, du Ghana ou encore du Congo, ceux d’entre eux qui survivent à la traversée en mer sont transférés, entre autres régions, vers le nord-ouest de la Colombie, dans les régions d’Antioquia et du Choco, et contraints de travailler comme main-d’œuvre au sein des plantations ou des mines d’or. Leurs descendants, qui représentent aujourd’hui un peu moins de 10 % de la population colombienne, vivent toujours principalement dans la région Pacifique et la région Caraïbe.
L’histoire des communautés d’esclaves est émaillée de révoltes et celle des Afro-Colombiens ne fait pas exception. Les esclaves « marrons », c’est-à-dire ayant réussi à fuir la propriété de leur maître, ont fondé des communautés villageoises dans des zones difficiles d’accès, comme la montagne ou la forêt. Appelés palenques en Colombie, ces villages fortifiés accueillaient les fugitifs, leur permettaient de recouvrer une vie libre et digne, et servaient également de camp de base d’où s’organisaient les soulèvements armés.
Les palenques permirent également de maintenir vivant l’héritage culturel africain et d’en assurer la transmission. Celle-ci toutefois s’opérait aussi en contexte d’esclavage, bien que ce dernier modifie parfois le sens de certaines pratiques. Il en va ainsi des techniques du tressage des cheveux, auquel s’intéresse Laura Quiñonez dans sa série.
CARTOGPRAHIES CAPILLAIRES
Si elles recouvrent de multiples significations rituelles et sociales chez les différents peuples d’Afrique de l’Ouest, les tresses vont, en situation d’esclavage, être intégrées aux stratégies de survie mises en place par la personne qui les porte : survie symbolique, en préservant une part de son identité face au processus de déshumanisation de l’esclavage, mais aussi survie concrète, en lui servant de moyen de transmission d’informations pour organiser sa fuite.
Les dessins du tressage ont en effet été utilisés comme code afin de diffuser les informations topographiques nécessaires aux esclaves pour gagner les palenques. Il existe des variantes parmi les significations attribuées à chaque tresses, dues notamment à la nécessité de garder secret ce mode de communication et d’éviter par tous les moyens qu’il ne devienne trop facilement “lisible” – une notion qui perdure encore aujourd’hui. Diverses lectures pouvaient donc être faites d’un même type de tresse, selon le contexte et la topographie. La coiffure se lisait depuis le haut du front, symbolisant le lieu du départ, jusqu’à la nuque, où l’on place le point d’arrivée.
Le recours au tressage, code culturel partagé dans toute l’Afrique de l’Ouest, permettait à des esclaves ne parlant pas la même langue de communiquer facilement, à la vue de tous, puisqu’il s’agissait d’un langage totalement hermétique aux colons. Bien que les tresses aient été portées aussi bien par des hommes que par des femmes, ces dernières jouaient un rôle prédominant. Outre le fait que le rôle de tresser les cheveux leur revienne généralement, les femmes les plus âgées, par la nature des tâches auxquelles elles sont contraintes, sont amenées à circuler davantage que les hommes et faire ainsi circuler les informations avec elles.
UNE TRANSMISSION FRAGILISÉE
Ce rapport entre le caché et le montré irrigue les images d’Accidentes geo-graficos. La signification et l’importance des tressages magnifiés par le travail de Laura Quiñonez, le lien direct de cette pratique culturelle avec la géographie naturelle du nord de la Colombie, ne peuvent être véritablement compris que par un petit nombre de personnes – tandis que les autres seront seulement frappées par la beauté graphique des coiffures ou la luxuriance des paysages. Le travail de l’artiste souligne la fragilité et les menaces que fait peser un mode de vie industrialisé à la fois sur le milieu naturel et sur les communautés humaines, notamment celles historiquement marginalisées.
De fait, cette histoire reste encore peu connue en dehors de la communauté Afro-Colombienne et pose la question de la prise en charge collective de l’histoire de l’esclavage. Par ailleurs, l’émergence de la publicité et de l’industrie cosmétique tout au long du XXe siècle ont promu un modèle de beauté hégémonique, calqué sur les critères européens. En Colombie comme dans d’autres parties du monde, une pression sociale s’exerce désormais sur la pratique du tressage, que les femmes Afro-Colombiennes ont été sommées d’abandonner au profit des cheveux lisses.
Si l’histoire et les techniques du tressage afro-colombien ont continué à être transmises, ils ont donc été peu à peu relégués au cadre privé. De pratique visible au sens profond caché, le tressage est peu à peu devenu une pratique entièrement invisible, et ce jusqu’à une période récente. Les mouvements militants en faveur de la culture Afro-Colombienne ont en effet depuis quelques années remis en lumière la pratique du tressage, de même que des travaux universitaires. Ceux-ci sont basés sur les témoignages des tresseuses les plus âgées, qui connaissent encore la signification des coiffures les plus anciennes.
Un long entretien avec l’une d’elles, Leocadia Mosquera Gamboa, accompagne la série Accidentes geo-graficos dans le livre éponyme que Laura Quiñonez a édité en 2020, où sont rassemblées l’ensemble des photographies de la série, imprimées en risographie. Le choix de cette technique d’impression qui adoucit couleurs et contours, fait écho à celui de ne pas représenter frontalement les modèles, le plus souvent photographiées de dos ou dans la pénombre, afin de ne pas personnifier une pratique avant tout collective.
Le geste artistique de la photographe, qui replace la pratique du tressage dans la sphère publique tout l’archivant par l’image et l’imprimé, participe à sa valorisation en tant que forme de création, témoignage historique vivace et traces d’une aspiration profonde à la liberté et à la dignité.
© JUSTINE VEILLARD
BIBLIOGRAPHIE
Africamericanos, catalogue d’exposition [Mexico, Centro Por la Imagen, 16 août – 4 novembre 2018], éditions RM Verlag, Barcelone, 2019.
LEYMARIE Isabelle, Du tango au reggae : musiques noires d’Amérique latine et des Caraïbes, éditions Flammarion, Paris, 1996.
QUIÑONEZ Laura (image), MOSQUERA Leocadia (entretien), TOUAM BONA Dénètem (postface), Accidentes Geo-graficos, auto-édition, 2022.
VARGAS ALVAREZ Lina Maria, Poetica del peinado afrocolombiano, thèse de doctorat, Université Nationale de Colombie, faculté de sciences-humaines, département de sociologie, Bogotá, 2003.
VENTURA Dalia, « Esclavage et rébellion : les coiffures avec lesquelles les Afro-Colombiens disaient aux esclaves où fuir », BBC News Afrique, 17 mars 2023.
VERGES Françoise, « À propos de l’installation Dïà spora de Binta Diaw », galerie Cécile Fakhoury, disponible en ligne sur le site de la galerie.
Site de l’artiste Laura Quiñonez
Présentation de la série Accidentes Geo-graficos sur le site du festival Circulation(s)
Image : Laura Quiñonez, Accidentes Geograficos, vue du recueil des photographies de la série éponyme, risographie sur papier, 2022. © Laura Quiñonez