Nos rêves les meilleurs sont-ils des contes de Noël Devaulx[1] ? Ces aventures nocturnes appartiennent-elles à un sommeil naturel ou nous sont-elles murmurées par cet infatigable novelliste ? Assis à notre chevet, contemplant l’humanité assoupie, nous écoute-t-il rêver ? C’est cette étrange incertitude qui fait aussitôt du lecteur qui découvre Noël Devaulx son familier. Il est pris au piège de ses histoires imprévisibles et ne sait guère comment en sortir. À vrai dire, il est face à elles comme face aux songes, incapable de choisir sa direction.
L’immense majorité des nouvelles de Noël Devaulx commencent ainsi ou presque : dans la certitude lasse d’une réalité qui semble être la nôtre, des narrateurs se laissent aller à la confidence et bientôt s’égarent. Ce sont deux hommes dissertant à propos des apparences et du diable dans une auberge[2], c’est un chineur qui se vante d’avoir arnaqué un brocanteur en lui ayant ravi à peu de frais une statue d’ange[3], c’est un lecteur qui décide de partir à la rencontre d’un auteur mystérieux afin de réviser l’histoire littéraire…[4]
Chacun d’eux se confie dans l’enthousiasme, la crainte ou la méfiance, à la fois protagoniste chevronné et victime tardive de son épopée. Après quelques pas, après quelques pages, l’atmosphère change, perd de ses couleurs ou, au contraire, en gagne. En se retournant, le confesseur ne trouve plus trace de son passage, les cailloux blancs du retour ont disparu et ne reste que la mue sèche du réel. Où sommes-nous donc ?
« J’AI RETROUVÉ LE FIL CASSÉ DES JOURS »[5]
Rêve, réalité ? Cela nous ne le savons pas exactement. Tout l’art de Noël Devaulx consiste à brouiller les pistes. Son fantastique n’est pas caricatural, pas proclamé. Alors que le voile semble levé, le rideau tiré, voilà soudain qu’une plaie s’infecte sur la chair grise du réel. Là coule lentement l’étrange sang des jours. Mais qui l’a blessé ? Est-ce le narrateur, sans s’en rendre compte ? Est-ce la réalité même qui, fatiguée de sa monotonie, a soudain décidé de se mutiler ? Noël Devaulx ne fournit jamais d’explications. Noël Devaulx, à bien des égards, est d’une sévérité salutaire, d’une avarice surnaturelle. Il n’a pas pour ambition de donner à ses contes une morale, il ne fait pas de son art un dogme ; au contraire, il entretient la confusion, éparpille d’obscures indices, mêle à la vraisemblance la mie du doute.
Oui, Noël Devaulx n’est pas un brancardier. Il n’est ni médecin, ni charlatan. Il serait plutôt du côté des augures, des sphinx. Cette lésion à la surface du temps est pour lui une aubaine. Il n’a besoin que d’un fait anodin, d’un infime instant, d’une unique parole pour faire basculer son texte dans le merveilleux. De ce subterfuge, à la première lecture, nous sommes dupes. C’est qu’il est difficile de saisir où le conte bascule de l’ordinaire vers l’extraordinaire. Nous avons beau chercher les mécanismes de la métamorphose, nous ne les trouvons pas. Il faut alors rendre grâce à l’écrivain de mener si bien le lecteur vers les somnolences de la conscience pour soudain le réveiller tandis qu’explose la fantasmagorie.
LE FANTASTIQUE, JUMEAU DE LA RÉALITE
Noël Devaulx a publié une quinzaine de recueils chez Gallimard. Nous pouvons lire en sous-titres : nouvelles, contes, romans, récits… Récits, comme dans l’inquiétant recueil Le Pressoir mystique[6] d’abord édité à La Baconnière en 1948 et qui regroupe six textes parus dans diverses revues. On y retrouve comme toujours chez l’auteur une grande rigueur stylistique qui mêle classicisme et surgissements baroques. Le narrateur est dans ces pièces un homme éduqué, d’une intelligence peu commune, d’une pondération sans faille (à l’image, bien curieusement ou non, de ce fantastique de la propagation calme, de cet « inconcevable sans violence[7] » comme l’écrit Gaëtan Picon), qui, par ces qualités mêmes, semble en contradiction avec la marée surnaturelle lancée à l’abordage du texte. Avec ces capitaines sûrs d’eux, sûrs de leur acuité, Noël Devaulx semble ériger des sentinelles, des remparts. Elles vous protégeront de l’écume aveuglante, nous répète-t-il, ayez confiance en elles, ayez confiance en leur sombre lucidité… Pourtant, comme Babel, elles tomberont et, éparpillées parmi les remous de cette imagination, nous laisseront à la merci d’un novelliste davantage tourmenté que de coutume.
Plus encore que celle des personnages, c’est la clairvoyance de l’auteur qu’il faut souligner dans ce recueil, le plus métaphysique de sa production. Chambre à gaz, camps relégués en périphérie de la ville, averses de sang sur les hommes… D’emblée, ses intrigues et ses scènes expressionnistes pourraient paraître anodines et bien mollement inspirées des années de guerre et d’extermination. C’est pourtant là que se noue toute la dramaturgie de ses récits : ils furent écrits entre septembre 1937 et février 1944 (à l’exception du dernier texte daté de 1945).
Il n’est donc plus question de songe et de rêverie, d’intrigants et de beaux incidents de l’inconscient, non, ici la narration tourne au cauchemar. Le conteur devient témoin par anticipation, rapporteur du drame à venir. L’encre coule de la page, infeste la table de l’écrivain et bientôt, rougie l’acte de guerre. C’est là, pour une fois, à rebours des mécanismes habituels, la tragique incursion du réel dans le fantastique. En composant ses textes si loin du quotidien, en les plaçant dans des époques indéterminées, qui paraissent antiques ou moyenâgeuses, Noël Devaulx a témoigné le premier, par allégorie, de la barbarie à venir. Il est lui-même devenu cette sentinelle bien impuissante qui a vu la fiction défigurer le monde.
Voilà pourquoi son œuvre est à la fois si importante et si grave. Elle est celle d’un demi-sommeil ; elle voudrait toujours rêver mais l’œil qui s’abandonne à la réalité ne peut sans fin se prémunir du cauchemar qui rampe vers lui.
© OUBLIEUSE POSTÉRITÉ
[1] Noël Devaulx (1905-1995)
[2] Le vase de Gurgan, Éditions Gallimard, 1983.
[3] Le visiteur insolite, Éditions Gallimard, 1985.
[4] Bal chez Alféoni, Éditions Gallimard, 1955.
[5] Le visiteur insolite, Éditions Gallimard, 1985.
[6] Réédité chez Gallimard en 1982.
[7] Gaëtan Picon, Panorama de la nouvelle littérature française, Éditions Gallimard, 1949.