En majesté, dodu, Buck Mulligan émergea de l’escalier, porteur d’un bol de mousse à raser sur lequel un miroir et un rasoir reposaient en croix. Tiède, l’air matinal soulevait doucement derrière l’homme une robe de chambre jaune dénouée à la taille. Élevant haut le bol, il entonna :
— Introibo ad altare Dei.
À l’arrêt, son regard plongea dans le sombre escalier en colimaçon, et il enjoignit d’un ton canaille :
— Allez, monte, Kinch. Allez, monte espèce d’affreux jésuite.
C’est ainsi que débute le fameux, le sublime, le décrié aussi, celui à la réputation ardue et sulfureuse : Ulysse de James Joyce.
« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage »1, ou, devrait-on dire, heureux qui au gré des flots joyciens, se laissant porter, emporter, égarer, enchanter, fait un fabuleux voyage !
Oui, aux esprits ouverts, à ceux qui ne craignent pas d’affronter les flots, qu’ils soient tempête ou mer étale, cette odyssée se révèle une merveille inoubliable.
RICHESSE DE L’ŒUVRE
Imaginez plutôt ! Une œuvre d’une richesse incomparable, contée de dix-huit points de vue différents qui offrent autant de styles que de conteurs, autant de chapitres aussi, faisant tous référence à L’Odyssée d’Homère : « Télémaque », « Calypso », « Hadès », « Eole », « Charybde et Scylla », « Circé »… pour n’en citer que quelques-uns.
Un récit qui semble confus et impénétrable au premier abord, mais qui dévoile bien plus de profondeur et de réflexions sensées qu’il n’y paraît. Le visible, les mots, les phrases tels qu’ils sont couchés sur le papier ; l’invisible, les idées véhiculées, les messages cachés. Tel Alice au Pays des merveilles de Lewis Carroll, ce texte n’est pas aussi fou qu’on le croit et contient bien des savoirs et des références.
Parlons-en des références, multiples, foisonnantes !
James Joyce nous propose des envolées linguistiques diverses, qu’elles soient en latin ou en italien, en hongrois comme en allemand, en grec ancien également. Elles mettent en lumière son érudition d’une part, mais elles créent aussi une musicalité originale.
Les Grecs ! répéta-t-il. Kyrios ! mot éclatant ! les voyelles que le Sémite et le Saxon ne connaissent pas. Kyrie ! le rayonnement de l’intellect. Je devrais enseigner le grec, la langue de l’esprit. Kyrie eleison ! Le fabricant de cabinets et le fabricant de cloaques ne seront jamais seigneurs de notre esprit. Nous sommes les hommes liges de la chevalerie catholique d’Europe qui a sombré à Trafalgar et de l’empire de l’esprit, pas d’un imperium, qui a coulé avec les flottes athéniennes à AEgospotamos.
N’oublions pas que Joyce avait émis le souhait, pendant un temps, d’entreprendre une carrière de chanteur ! Il n’est donc pas surprenant que sa plume soit musicale et sonore, dans le sens où elle se fait sons, musique ; mélodie même quand elle devient poésie.
Heures du soir, jeunes filles voilées de gris. Puis heures nocturnes, avec dagues et loups. Idée poétique rose, puis dorée, puis grise, puis noire. Pourtant la vie c’est comme ça. Après le jour vient la nuit.
L’érudition de l’auteur a été brièvement évoquée plus haut, mais il est important de développer le sujet car celle-ci est tout simplement phénoménale. Qu’elle soit littéraire, avec des références à Hamlet de Shakespeare ou d’autres de ses œuvres, au poète Omar Khayyam, au roman Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell ; qu’elle soit historique, philosophique, scientifique même, James Joyce nous éblouit de connaissances qu’il nous livre, masquées par des apparences de facétie et de légèreté bouffonne.
APPARENCES DE FACÉTIE
Derrière cette folie qui nous égare, se révèle un savoir que l’on est heureux de recevoir.
Folie, savoir, cette dualité qui sous-tend tout le roman se révèle également dans le changement de style qui s’opère à chaque chapitre, comme mentionné précédemment. Il y a ce que l’on perçoit, au premier regard, puis il y a l’intention de l’auteur, invisible, qui se manifeste pourtant au fil du texte. Le souhait de James Joyce était, en effet, de proposer toutes les formes de littérature en une seule et même œuvre. Ainsi, le récit se fait tout à la fois roman, poésie, réflexion philosophique, essai, théâtre !
Théâtre, une pièce se joue sous nos yeux au chapitre « Circé » où les références à L’Odyssée se perçoivent à travers les mentions aux porcs, à la magicienne aussi.
Il est vrai que les renvois à l’œuvre d’Homère ne se limitent pas au titre des chapitres ; chacun d’eux se réfèrent de mille et une manières subtiles à l’œuvre originelle.
Le chapitre « Le Cyclope », par exemple, évoque un géant, « Nausicaa » une version revisitée de la belle qui se promène sur le rivage où se trouve le fameux naufragé ; dans la version de James Joyce toutefois, point ne s’agit d’un marin ayant échoué sur la grève, mais de Léopold Bloom, le protagoniste principal du roman.
De fait, ce récit nous raconte vingt-quatre heures de la vie de Léopold Bloom, plus précisément celles du 16 juin 1904.
Le choix de la date n’est pas anodin. Il s’agit du jour où James Joyce rencontra celle qui devint sa femme : Nora Barnacle.
Ulysse est donc tout à la fois une transposition de L’Odyssée d’Homère à l’ère moderne, mais également de la réalité de la vie amoureuse de James Joyce à la fiction.
Ce cher Léopold Bloom n’est pas sans évoquer Enée du fait de ses pérégrinations dans la ville de Dublin, pérégrinations qui le mènent d’un bout à l’autre de la cité, en une seule et unique journée.
Certains chapitres sont mémorables, tel « Hadès » qui offre des réflexions profondes sur la condition humaine, la mort ; d’autres peuvent choquer du fait de leur obscénité, comme « Les Lestrygons » où le langage est parfois cru et osé quand il s’agit de sexe.
James Joyce, c’est également cela : de la vulgarité, du dénigrement de la religion catholique, des réflexions antisémites ; Joyce, le plaisantin qui aime déranger, qui rit de tout, qui cache derrière la légèreté de ses propos la profondeur et la richesse de son esprit.
Le sarcasme qu’il brandit jette un voile d’invisibilité sur ses pensées réelles.
Joyce qui se joue du langage aussi, qui crée des mots-valises que l’on ne rencontre nulle part ailleurs.
Bataillant d’art sa vie durant contre la contransmagnficaetjudeobigbangtantialité. Infortuné hérésiarque !
James l’érudit, James l’obscène ; Joyce qui effraie, Joyce qui enchante !
Quel que soit le sentiment qu’il inspire, ce grand auteur ne peut laisser indifférent et son œuvre, son chef-d’œuvre même, mérite d’être lue à tout le moins une fois dans sa vie.
Une odyssée que l’on entreprend, en acceptant d’errer comme Ulysse, au gré des flots, au gré des mots, sans pour autant qu’elle nous égare pendant dix ans !
JOYCE James, Ulysse, éditions Gallimard sous la direction d’Auguste Morel en 1937 et nouvelle traduction sous la direction de Jacques Aubert en 2004.
© CHARLOTTE LEBECQ (@read_to_be_wild)
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1 Joachim du Bellay
Correction : Amandine DE VANGELI (@ adv_correction)
Chère Charlotte,
J’ai trouvé de l’intérêt à lire ton article, il m’a appris des choses qui vont m’aider à poursuivre la lecture d’Ulysse.
J’aime la distinction que tu proposes entre le discours apparent, loufoque, déjanté et le message caché. Je ne prétends pas tout saisir du roman de Joyce mais quand je capte l’une de ses réflexions sur la condition humaine par exemple au milieu d’élucubrations en apparence absurdes, je suis heureuse.
J’aime bien aussi ta remarque sur les changements de style comme s’il y avait autant de conteurs différents que de chapitres.
Merci chère Charlotte pour cet article qui me donne l’envie de poursuivre cette odyssée en gardant l’esprit curieux et ouvert.
Merci pour ton commentaire ma chère Jeanne!
Je serai ravie d’échanger avec toi dans la suite de ta lecture 🙂
Wouah ! Impressionnant Charlotte ! Quelle verve ! Il en faut pour en parler de ce magnifique monstre littéraire qu’est Ulysse ! Je suis toujours dans les flots pour ma part..
Merci pour ton retour ma chère Bénédicte 🙂
Magnifique article qui permet d’appréhender l’ensemble de cette oeuvre. La splendeur et parfois le désarroi ressenti lors de la lecture.
Merci de partager ton avis avec autant d’enthousiasme !
Merci pour ton gentil commentaire ma chère Gladys 😊
Bravo à l’auteur de cet article très clair et stimulant sur une oeuvre qui, de prime abord, semble obscur et décourageant… Un bel exercice de pédagogie et de lecture fervente.
Cher Patrick, je vous remercie pour votre message!
Charlotte