L’EXIL, UNE TENTATIVE DE SUPPRESSION DE L’IDENTITÉ ?
En grec ancien, « exil » se disait xenitia. Ainsi, l’exilé devenait un xenos, un « autre », un « étranger ». Il y a alors un changement d’état : l’individu était considéré comme différent de ses semblables. D’abord par sa position géographique, puis par sa condition : « Être un étranger1. »
Dans l’expérience politique récente, la personne exilée peut juger le monde comme inhospitalier, puisqu’elle est jetée en dehors de lui. D’où la figure, chez Giorgio Agamben, du réfugié, qui est l’exemple paradigmatique de l’être renvoyé à la « vie nue ». C’est une existence abandonnée à aucune fonction politique, sans qualification apparente. On est assujetti aux nécessités biologiques et exposé aux douleurs et aux crimes. La frontière serait un sas de « régularisation des groupes2 ». Il existe alors une certaine construction de l’identification entre, d’un côté, la production d’une norme du citoyen-travailleur, sujet de droit, actif, identifié et discipliné ; et, d’un autre côté, la fabrication d’une expérience du « sans-papiers » soumis. Toutes deux sont aussi génératrices d’une nouvelle forme de subjectivité, la constitution du « suspect » fonctionnel pour la classe dominante, et vécues par les personnes exilées3. De facto, de nombreux états et systèmes politiques proposent des actions précises de « déguerpissement4 » amenant à une défamiliarisation récurrente du quotidien de l’exilé. À cause de ces différents aspects définitionnels de l’exil, nous pouvons nous interroger sur la manière de considérer l’identité de celui qui a perdu sa langue, son état/statut, son lieu. Que lui reste-t-il, tant d’un point de vue ontologique que géographique ?
L’IDENTITÉ QUI RESTE, LE VISAGE
Nous l’avons dit auparavant, l’être en exil est mis hors du monde, et de celui qui lui est propre. Nous pouvons penser qu’il est écarté de sa condition humaine. Il est non seulement captif des politiques publiques étrangères, mais aussi dépossédé de la reconnaissance de son humanité. Il est alors considéré comme différent, inférieur. Cela engendre d’autres volontés que la sienne, d’autres sujets, d’autres regards posés sur lui… Dans un rapport où la socialisation est complexe par la barrière de la langue et de la culture, ce qu’il reste, c’est bien le visage de l’autre, où le regard joue un rôle bien particulier. La personne est hantée par la relation à l’autre et à la barbarie. C’est ce que Levinas appelle, dans Éthique et infini, « le souci de l’autre ». « Le lien avec ce dernier, en tant que visage me défie, l’entrée en dialogue suppose et crispe “mon pouvoir de pouvoir”. » L’auteur explique cette « présence » comme appelant le nul autre que « moi ». En effet, pour que nous reconnaissions la détresse d’autrui, sa vulnérabilité, il faut que son problème dépasse celui que nous avons de nous-mêmes. C’est le cas dans la rencontre du visage de l’autre. En ce sens, ce dernier arrête brusquement notre prise de possession du monde. Cette attention à autrui, ce « surplus » de conscience, ce « plus » sur ce rapport à soi nous enseigne que la justice bien ordonnée commence par autrui, et la crainte de l’égoïsme naturel. Cette peur qui vient de « l’autre » se transmue en crainte « pour » l’autre : « Mais cet en face dans son expression, dans sa moralité m’assigne : comme si la mort invisible à qui fait face le visage d’autrui était “mon affaire”. Comme si, avant même de lui être voué moi-même, j’avais à répondre à cette mort de l’autre, et ne pas laisser autrui seul à sa solitude mortelle5. » Le visage d’autrui, donc, nous réclame et nous atteints, nous élit à la responsabilité : « Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi non plus que les autres6. »
L’AUTRE COMME RÉPONSE
Cette prise en charge de la responsabilité totale de l’autre implique alors de redéfinir la subjectivité. Il est insuffisant, pour Levinas, de penser l’ouverture vers l’autre comme une simple rupture avec l’égoïsme naturel. La subjectivité n’est pas une essence qui existerait en soi et pour soi avant de se tourner vers autrui, cela serait réellement absurde. Originellement, avant toute définition, la subjectivité apparaît comme la réponse à l’autre. À travers la matérialité du corps, le visage est un appel qui la définit comme une pure affection, une passivité7, une pure exposition à la requête silencieuse d’autrui. Mais quel type de requête ? Cette passivité, cette affection somatique, ce traumatisme que la seule présence inflige à l’identité du moi s’inscrivent à travers cette sensibilité originelle au prochain : Son sort importe plus que le nôtre, nous pouvons nous mettre à sa place. De ce point de vue, cette prise d’otages de nous-mêmes par la présence de l’autre dépouille, en quelque sorte, l’identité d’une certaine manière : être nous, c’est être pour autrui. La liberté que nous éprouvons en sa présence est contradictoire, insurmontable. Il s’agit d’un devoir déconcertant et d’une ouverture infinie, un projet à soi par l’autre. Il y a ici un parallèle à faire avec Heidegger et le Dasein, « l’être-là », à préférer aux notions « sujet » ou « homme », qui dit qu’une présence est une ouverture aux choses et au monde. Dans une démarche similaire, Levinas pense le souci d’autrui comme un « je suis là » par « le voici ». C’est devenir un « être-là » par et pour autrui. Le souci de l’autre exclut donc « l’assimilation » et « la possession », car nous reconnaissons la transcendance de l’autre.
Or, il n’y a pas de chaînes naturelles qui poussent et retiennent l’agir et le tire à la reconnaissance des consciences. Ce principe de décentrement par l’autre nous amène seulement à une vigilance éthique infinie avec, en vue, les possibilités de négation inépuisables d’occuper la position de l’autre, le Da de Dasein8. Ainsi, l’exilé est voué à la condition d’un tiers-monde, d’un quart-monde. Celui dont on prend la place, dont on diminue ontologiquement l’humain en lui. En ce sens, le visage de l’autre, c’est ce qui résiste, par définition, à cette emprise. C’est ce qui empêche de faire de l’existence de l’autre la sienne. Toutefois, en faisant cela, celui qui domine perd également. Il est lui-même vidé de sa propre identité, qui naît dans l’impossible fusion et dans la distance avec le dominé. C’est précisément parce qu’une relation n’est pas la nôtre, entre autrui et soi, que l’humanité voit le jour. Il y a une perte d’humanité dans le rapport de l’exilé à autrui qui le dévisage. Cette place infinie de l’éthique, qui existe par la présence de l’autre, permet de se rendre compte de la distinction entre le droit et la loi, et le respect par la morale. Si le droit est une régulation des actes publics envers les individus par une reconnaissance et une limitation de l’agir vis-à-vis des différents signataires du contrat, l’éthique de Levinas, en revanche, concerne les exigences illimitées. D’une part, il y a le défini ; et, d’autre part, l’indéfini. Mais aussi le juste et le bien ; l’intime et le commandement ; la symétrie et la dissymétrie ; le rôle et l’identité.
© MATHIEU BOURHIS
1 Debaisieux, R.-P. « La xénitia grecque : une problématique de l’entre-deux ». Dans Écritures de l’exil [en ligne]. Pessac : Presses universitaires de Bordeaux, 2009.
2 Mezzadra, S. et Neilson, B. La frontière comme méthode, p. 347.
3 Voir Gros, F. « Foucault et “la société punitive” ». Dans Pouvoirs, vol. 135, no 4, 2010, p. 5-14. Écrits philosophiques et politiques 2, textes réunis par François Matheron. Stock/Imec, 1995.
4 Chossière, F., Bouagga, Y. et Barré, C. (dir.). De Lesbos à Calais : Comment l’Europe fabrique des camps, p. 115, 2017.
5 Levinas, E. Entre nous : Essais sur le penser-à-l’autre, p. 155-160. Grasset, Paris.
6 Levinas, E. Éthique et infini, p. 98, Livre de Poche, 1982.
7 « Affection » vient du latin affectum, terme évoquant une forme de passivité. Dit autrement, on reçoit quelque chose, quelque chose nous affecte. Le sujet n’est pas dans un rapport actif, intentionnel, quand il est impacté par une chose.
8 Ce néologisme du mouvement philosophique phénoménologique exprime l’idée d’un « être-là » qui signifie, dans cette tradition philosophique, « être présent ». Comme substantif, le mot apparaît au xviie siècle et veut dire « présence ». Il est employé depuis le xviiie siècle dans sa traduction française, en substitution au terme « existence ».